Le plan de relance européen doit intégrer la défense européenne ! (3/10)

Par Le groupe de réflexions Mars*  |   |  1616  mots
"Est-il encore acceptable que les stratégies de pays européens responsables de notre appauvrissement servent les intérêts industriels américains dans l'armement et détruisent les nôtres en refusant une autonomie stratégique européenne ?" (groupe de réflexions Mars*) (Crédits : Reuters)
Dans le but de permettre à la base industrielle et technologique de défense de contribuer à la sortie de crise et aux plans de relance français et européen, le groupe de réflexions Mars* souhaite partager, dans une série de tribunes, les réflexions qu’il mène notamment autour des sujets de la souveraineté et de l’autonomie, du sens donné à l’Europe de la défense et la place réservée à la défense dans un "plan Marshall" européen, des enjeux macroéconomiques et des enjeux industriels et d’innovation dans la défense. L'objectif du groupe de réflexions Mars est de trouver des solutions pour sécuriser les budgets de défense à court et à moyen terme.

La crise économique générée par le Covid-19 est là. Pour y faire face l'Union européenne (UE) a mobilisé son budget actuel et elle a décidé que les États pourraient s'endetter via le Mécanisme européen de stabilité et la Banque européenne d'investissement. Une nouvelle phase de la réponse européenne est en préparation à travers un plan "Marshall européen". Le montant évoqué est de 1.000 milliards d'euros, peut-être davantage. Cela coïncide avec la nécessité pour les 27 États de trouver un accord entre eux puis, probablement dans une moindre mesure avec le Parlement européen, concernant les futures perspectives financières européennes. En l'espèce, il s'agit du budget pluriel-annuel de l'UE entre 2021 et 2027, lequel est assorti des règlements européens qui régissent les objectifs et les modalités d'utilisation des programmes européens.

Le Fonds européen de la défense doit être un enjeu de ces négociations. Avant cette crise sanitaire, la présidence finlandaise de l'UE avait formulé le souhait d'amputer au moins la moitié le montant du Fonds européen de la défense. L'élément constitutif d'un embryon de politique industrielle commune se trouvait donc déjà menacé. Il s'agissait vraisemblablement d'un premier test pour mesurer la réaction de la France, qui est le promoteur de ce Fonds. Depuis, la présidente de la Commission européenne, relayée par le Parlement européen, a annoncé que les objectifs du plan de relance économique européen seraient centrés sur le pacte vert et la transition numérique. La politique industrielle de défense européenne, déjà quantité négligeable du budget de l'UE, pourrait donc "passer à la trappe".

Des pertes de souveraineté extrêmement graves

Compte tenu des temps longs de développement des technologies de défense (R&D, essais et validations complexes) et de la nécessité de rester compétitifs à chaque instant sous peine de perdre des capacités industrielles majeures, les conséquences pour notre souveraineté et la sécurité internationale de l'Europe seront extrêmement graves. Quelle situation étrange ! Il est paradoxal de crier "au loup" sur les abandons de souveraineté pendant la crise actuelle et de placer concomitamment l'Europe dans le déni des menaces qui se profilent dans le monde et à ses portes.

De plus, il n'est nul besoin d'insister pour convaincre que l'innovation est consubstantielle à cette industrie de hautes technologies qu'est l'armement, avec des retombées dans plusieurs applications civiles comme en termes d'emplois qualifiés et de développement territorial. L'enjeu en Europe et en France est essentiel. Il appelle une mobilisation large et forte.

Thierry Breton, l'espoir

Un espoir demeure et justifie d'agir en soutien de Thierry Breton, Commissaire européen au marché intérieur, qui a identifié le secteur de la défense parmi les quatorze écosystèmes industriels clés pour l'économie européenne. Quoi de plus logique que de s'appuyer sur l'industrie de défense pour laquelle la commande publique est décisive, les chaînes de valeur ancrées dans les territoires afin d'assurer l'autonomie stratégie et la compétitivité source d'exportations nettes significatives ? A défaut de croissance et d'excédents commerciaux générés par l'ensemble de nos secteurs économiques, notamment dans le marché intérieur européen, comment rembourser les dettes et conserver une politique de défense effective ?

Faute d'accord pour d'autres solutions, cette crise va générer en Europe des dettes colossales en centaines de milliards d'euros, qui seront gérées par des instances nationales et européennes. L'absence de conditions macro-économiques pour les rembourser donnera de la souplesse quant à l'application des règles budgétaires européennes. En revanche, il faut rester vigilants. Les formules déjà employées par les instances européennes comme la réduction des dépenses publiques, le cas échéant en matière de défense, pourraient être employées. D'autant plus que si les États du Nord de l'Europe ont des capacités de remboursement et des acteurs économiques conquérants dans l'ensemble du marché intérieur européen, tel n'est pas le cas de notre pays économiquement affaibli.

La France, contributeur net au budget de l'UE

La France est un des États contributeurs nets au budget de l'Union européenne à hauteur de plus de 8 milliards d'euros par an. Pourtant, l'ensemble de nos territoires, à l'exception de l'Ile de France, ont un PIB par habitant inférieur à la moyenne européenne. Nous n'optimisons pas assez les mécanismes européens au service de notre performance économique. De surcroît, la France connait un déficit commercial de plus de 30 milliards d'euros par an en moyenne dans le marché intérieur (15 milliards avec l'Allemagne, 8 milliards avec les Pays-Bas, 5 milliards avec la Belgique...). La responsabilité est d'abord à rechercher dans notre organisation et notre manière de nous défendre.

Si une de nos industries performantes est affectée, au premier rang desquelles le secteur de la défense et de la sécurité, il sera encore plus difficile de rembourser les dettes accumulées en raison de la crise. Cette affirmation est connue de nos "partenaires / concurrents" européens. Nous n'avons donc rien à perdre, il est impérieux d'agir. Est-il encore acceptable que les stratégies de pays européens responsables de notre appauvrissement servent les intérêts industriels américains dans l'armement et détruisent les nôtres en refusant une autonomie stratégique européenne ?

La preuve est irréfutable. Ces États bénéficient pleinement du marché intérieur européen et de la politique commerciale de l'UE étant donné qu'ils disposent de productions très adaptées aux politiques de l'UE ou qu'ils pratiquent des importations de produits, principalement en provenance de Chine, pour nous les revendre sans barrières douanières. De plus, beaucoup d'États européens cèdent aux compensations économiques, sans intérêts technologiques, proposées par les USA en échange de l'achat de matériels de défense. Cette pratique est très invalidante pour la réalisation d'une Europe de la défense. La réglementation européenne sur la concurrence devrait être adaptée pour tenir compte de ces réalités néfastes.

En outre, il ressort des premières annonces relatives au plan "Marshall européen" que ce dernier est manifestement calibré pour servir les pays subissant le moins les impacts économiques de cette crise. Lesquels disposent d'une force de frappe économique dans les objectifs annoncés : transition numérique et pacte vert. Le piège d'un marché intérieur non régulé, dans sa conception actuelle, augmentera donc encore les inégalités économiques en Europe et réduira notre capacité à financer notre effort de défense.

Un rapport de force pour la France

Par conséquent, intégrer la politique industrielle de défense dans ce plan de relance européen et dans le futur budget pluriannuel de l'UE est une nécessité. Cela sera un facteur de croissance partagée avec la France mais aussi bénéfique pour l'Europe. Cette dernière s'en trouvera économiquement rééquilibrée et mieux protégée grâce à une autonomie stratégique renforcée. Être reconnue comme utile en Europe, c'est être inséré dans les priorités budgétaires. Pour la défense européenne, l'enjeu est triple :

-   disposer d'un budget conséquent ;

-   améliorer les dispositions européennes, en particulier du Fonds européens de la défense, afin de garantir que les projets ne se limiteront pas à de la recherche, mais aboutiront à des démonstrateurs et à de réelles productions en aval de la recherche ;

-   créer davantage de passerelles avec les outils des autres politiques européennes, par exemple, dans le programme civil de recherche et développement H2020 et son nouvel outils d'investissement en capital "accelerator", ou la politique régionale avec le FEDER.

Aucun pays n'agira dans ce sens si la France ne se manifeste pas. L'enjeu ne procède pas d'une bataille d'arguments mais d'un rapport de force intense pour traiter les causes et non pas seulement les conséquences de notre décrochage économique. Ainsi, l'Europe gagnera à assumer que sa défense participe de l'ensemble de ses politiques stratégiques au-delà d'un outil spécifiquement dédié comme le Fonds européen de la défense.

La capacité de l'UE à assumer sa sécurité internationale est un enjeu pour les Européens et eux seuls en réservant cet investissement dans la défense aux opérateurs économiques installés sur son territoire et détenus par des capitaux européens. Ainsi, la propriété intellectuelle devra rester "européenne" même dans l'hypothèse d'acquisition ultérieure d'une entreprise européenne par des fonds étrangers. En effet, il n'appartient pas aux citoyens européens de financer la R&D des concurrents de leurs tissus économiques. Une condition sine qua non de toute politique européenne en matière de défense. (A suivre).

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* Le groupe Mars, constitué d'une trentaine de personnalités françaises issues d'horizons différents, des secteurs public et privé et du monde universitaire, se mobilise pour produire des analyses relatives aux enjeux concernant les intérêts stratégiques relatifs à l'industrie de défense et de sécurité et les choix technologiques et industriels qui sont à la base de la souveraineté de la France.

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Retrouver les deux premières tribunes du groupe de réflexions Mars

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