SCAF, faut-il persévérer dans l’erreur ?

Par Le groupe de réflexions Mars (*)  |   |  2602  mots
"L'enseignement à tirer de cette expérience n'est pas que la France doive avancer seule. La coopération dans les développements industriels et techniques est fondamentale, tant pour des questions financières que de partage d'expérience, de savoirs et d'approche" (Le groupe de réflexions Mars). (Crédits : Dassault Aviation / Eridia Studio / V. Almansa)
CHRONIQUE. "Une réflexion sur la pérennité de la coopération bilatérale franco-allemande pourrait s'imposer si les revendications fantaisistes de Berlin devaient perdurer", estime le groupe de réflexions Mars. Car le SCAF met à l'épreuve la solidité du couple entre Berlin et Paris. Par le groupe de réflexions Mars.

Si la France et l'Allemagne ont lancé le SCAF à l'été 2017, c'est pour échapper au piège que représente le F-35 de Lockheed Martin. Car ce système américain pose en réalité de nombreux problèmes. D'abord parce qu'il est intentionnellement construit sur une architecture fermée interdisant toute interopérabilité avec des systèmes de combat alliés, ce qui est absolument contraire aux principes de l'OTAN. N'étant interopérable qu'avec lui-même, le F-35 impose aux armées alliées de se doter de cet appareil pour être en mesure d'interagir directement avec lui, à moins de consentir à une interopérabilité en mode dégradé reposant sur un relais. C'est donc tout naturellement vers Paris que Berlin se retourne au printemps 2017 en vue de développer un système aérien européen de nouvelle génération indépendant du F-35.

Avec ce programme, les deux pays ont pour une fois eu ensemble à la fois une convergence stratégique - échapper au piège américain - et un besoin capacitaire en termes d'aviation de combat à l'horizon 2040. Ainsi, le besoin de la Bundeswehr s'exprime en deux temps : à moyen terme, il s'agit de remplacer les vieux Tornado, sur lesquels reposent la mission nucléaire et de guerre électronique de l'OTAN ; à plus long terme, ce sont les Eurofighter Typhoon qu'il faudra remplacer. Ces deux avions sont de construction européenne, avec Airbus pour la partie allemande. La France a besoin pour sa part d'envisager le renouvellement de ses Rafale à l'horizon 2040. Contrairement à ses partenaires britanniques et italiens du programme Eurofighter, l'Allemagne n'a pas choisi à ce jour d'adhérer au « club F-35 ».

SCAF, la 6e génération d'avions de combat

Pour les besoins de la communication, Airbus conceptualise alors une « 6e génération » d'avions d'armes, furtifs et surtout aptes au combat collaboratif, alors que la « 5e génération » (celle du F-35) offre une meilleure furtivité et surtout une meilleure connectivité. Le problème est que, à l'instar des drones, l'industrie aéronautique européenne a raté le virage de la 5e génération. Passer de la 4e (celle du Rafale et de l'Eurofighter) à la 6e constitue un défi technologique ambitieux, d'autant qu'Airbus a peu progressé dans le domaine de la furtivité, au contraire de Dassault et BAE Systems, qui ont développé chacun de leur côté un démonstrateur de drone de combat, constituant des briques pour le projet franco-britannique FCAS (future combat air system) lancé dans le cadre des traités de Lancaster House.

Qu'à cela ne tienne, Paris en reprend le sigle au profit d'une coopération avec Berlin d'une tout autre nature, puisqu'il s'agit cette fois de concevoir un avion de combat « habité » (et non un drone) et tout un système de combat collaboratif autour.

Les exigences allemandes

La suite du programme SCAF est connue. Lancé en même temps que le programme de système terrestre futur MGCS confié à KNDS, il est d'abord ralenti par le Bundestag qui, sous l'emprise du lobbying de Rheinmetall, impose un avancement au même rythme des deux projets, avant d'imposer la participation de Rheinmetall, ce qui rompt l'équilibre franco-allemand initial entre Nexter et KMW. Ensuite, la laborieuse répartition des responsabilités entre industriels sur chacun des « piliers » du programme achoppe sur la motorisation.

Alors que MTU n'est qu'un motoriste spécialisé dans l'entretien, sa contribution au programme TP400 de turbocompresseur pour l'avion de transport européen A400M n'ayant pas été une brillante réussite, l'Allemagne revendique pour son motoriste une charge égale à celle de Safran, le champion français héritier de la Snecma, qui rivalise avec les meilleurs motoristes mondiaux. Un accord fragile est finalement arraché in extremis au bénéfice de MTU.

Luftwaffe : du F-18 au F-35 ?

Sur ces entrefaites, faute d'alternative européenne, Berlin décide en 2020 de remplacer ses Tornado par des Boeing F-18 modernisés. En privilégiant un achat sur étagère, la Luftwaffe n'aura évidemment aucun accès aux technologies de l'appareil, alors même qu'il est de « 4e génération ». Les livraisons étant programmées plusieurs années après la commande, il ne peut pas être complètement exclu qu'en réalité, l'Allemagne finisse par accéder au « club F-35 » en confiant sa mission de bombardement nucléaire du champ de bataille à cet appareil de « 5e génération » qualifié pour emporter la bombe américaine B61-12 dans le cadre des plans nucléaires de l'OTAN.

Enfin, on apprend en ce début 2021 que l'Allemagne veut qu'Airbus développe sur son sol son propre démonstrateur sur la base de l'Eurofighter, au mépris de la logique d'optimisation initiale selon laquelle, Dassault étant leader sur ce programme, le développement d'un démonstrateur unique était de sa responsabilité. En outre, la Bundeswehr revendique la maîtrise de toutes les technologies du programme alors même qu'à ce stade du projet, il n'est pas encore question d'un quelconque engagement sur la commande d'un nombre donné de systèmes de manière à sécuriser le « business plan ». C'est pourtant une exigence essentielle à la viabilité d'un tel programme de très long terme.

Rattraper son retard en matière aéronautique

Face au risque, croissant, d'auto-exclusion de l'Allemagne du programme SCAF, la partie allemande met les « bouchées doubles » pour essayer de capter tout ce qu'elle peut en vue de rattraper son retard sur la France en matière aéronautique.

L'échec du programme SCAF impensable il y a quelques semaines ne peut plus être totalement exclu. Du point de vue français, la question de poursuivre le programme avec l'Espagne et d'autres partenaires pourrait se poser dans les prochaines semaines. Les précédents sont nombreux. Déjà, dans les années 1980, la France est finalement sortie du programme d'avion de combat européen unique, décidant de développer seule le Rafale. Ce choix, abondamment critiqué pour ses conséquences financières jusqu'au début des années 2000, s'est finalement révélé juste: le Rafale est un avion plus performant et moins coûteux que l'Eurofighter. Surtout, il correspond parfaitement aux besoins spécifiques de la France, puissance aéronavale et nucléaire. En outre, alors que chaque avion a bénéficié d'un développement initial commun, la France a livré un avion de combat doté d'une antenne active avec dix ans d'avance (1) par rapport à son équivalent européen, notamment grâce à son savoir-faire technique et programmatique.

Le retour d'expérience du programme A400M, confié à Airbus, montre par ailleurs qu'un ambitieux programme en coopération, lorsqu'il ne repose pas sur la logique de « best athlete » promue par la France, tient rarement ses coûts, le constructeur devant satisfaire a minimales exigences de chacune des parties au programme. Mais ce que l'on peut tolérer d'un avion de transport n'est pas admissible pour un avion de combat duquel dépend la crédibilité opérationnelle d'une armée.

Un partenaire qui ne tient ses engagements

En outre, l'Allemagne n'est pas un partenaire réputé pour tenir ses engagements dans la durée. La raison principale tient à son système politique, à la fois fédéral et dominé à l'échelon central par des coalitions mouvantes. Ce système de pouvoirs équilibrés et décentralisés impose des négociations permanentes en interne qui font des engagements pris vis-à-vis de l'étranger une variable en perpétuel ajustement. Le processus décisionnel est tellement laborieux dans son respect des équilibres internes qu'il ne reste plus guère de marge de négociation avec l'autre partie.

C'est ainsi que, après s'être engagée formellement en 2018 à moderniser l'hélicoptère d'attaque Tigre, conçu et réalisé par Airbus dans le cadre d'une coopération née à la fin des années 1980, Berlin est sur le point de revenir sur sa parole, après un premier écart s'agissant de l'armement principal destiné à remplacer le missile américain Hellfire, qui équipe le standard 2 du Tigre. En l'occurrence, l'Allemagne a choisi une solution israélienne déjà éprouvée afin de faire monter en compétence son missilier national Diehl. On retrouve ici la reproduction d'une politique industrielle déjà mise en œuvre dans la filière spatiale optique au bénéfice d'OHB en contradiction des engagements pris avec la France et l'Italie en termes de partage des capacités satellitaires.

S'agissant du programme Tiger Mk 3, Berlin attend vraisemblablement l'automne prochain (après les élections générales qui verra sans doute la formation d'une nouvelle coalition) pour formaliser son retrait, mais vu des états-majors, la décision semblerait déjà prise de commander à Boeing en procédure FMS des hélicoptères Apache AH-64 en lieu et place d'un Tigre rénové. La concomitance de cette décision avec le gel par la nouvelle administration Biden du retrait d'Allemagne de 10.000 militaires américains n'est sans doute pas fortuite.

Pour l'armée de terre française (et la DGA), il faut d'ores et déjà préparer le standard 3 du Tigre en coopération avec l'Espagne malgré des difficultés budgétaires. Les tribulations du Tigre offrent-elles un avant-goût de celles du SCAF ? Il serait souhaitable que la partie française tire toutes les leçons de ces retours d'expérience de la coopération franco-allemande. Comme l'a récemment rappelé la ministre des Armées Florence Parly sur un tout autre sujet (la dissuasion): «...la naïveté ne doit pas être une menace supplémentaire ».

La BITD française capable de mener seule le SCAF

En effet, en termes de technologies, la BITD française est parfaitement capable de mener à bien les développements requis sur chacun des « piliers » du programme : Dassault Aviation évidemment pour la plate-forme aéronautique et Safran pour le moteur, mais aussi MBDA pour les « effecteurs déportés » (remote carriers) et Thales pour les capteurs, l'intelligence du système (le cloud de combat) et les liaisons de données. Or, dans l'état actuel de la répartition des tâches, seul Dassault dispose de la pleine maîtrise du pilotage de son « pilier ». Les autres ne sont qu'associés à parité (Safran) ou en tant que fournisseur aux autres piliers.

Pour la sous-traitance également, le partage est douloureux. Le principe initial de la coopération consistant à choisir le « meilleur athlète » pour répondre au besoin opérationnel commun a fini par voler en éclat, la logique politique devenant prépondérante. Par conséquent, la BITD française a tout à perdre, relativement, dans cette répartition qui renforcera les concurrents européens, comme cela a été le cas avec le programme A400M, dont les difficultés ont été dues notamment à la montée en compétence de partenaires imposés par l'échelon politique.

Un outil hors du commun à protéger et à valoriser

L'enseignement à tirer de cette expérience n'est pas que la France doive avancer seule. La coopération dans les développements industriels et techniques est fondamentale, tant pour des questions financières que de partage d'expérience, de savoirs et d'approche. Mais chacun doit être conscient que la France possède une expertise et un savoir-faire techniques et programmatiques hors du commun, et que cet outil doit être protégé et valorisé, tant pour assurer la bonne conduite des programmes que pour défendre les besoins spécifiques de la défense nationale (dissuasion, autonomie stratégique, indépendance des moyens de production et de soutien des équipements de défense...)

Le corollaire est que les objectifs de coopération multilatérales et d'indépendance stratégique sont le plus facilement remplis par des approches de coopération en « tête de Mickey » : un cœur de développement commun - qui peut être otanien, européen ou multilatéral - et des oreilles représentant les spécificités programmatiques de chaque participant au programme de coopération. En focalisant nécessairement les développements communs sur les briques et les intérêts communs, ces approches assurent que la prise en compte des spécificités stratégiques, politiques, opérationnelles et industrielles de chacun se fassent au niveau national, évitant ainsi que les surcoûts de « nationalisation » soient portés par tous.

Ces approches limitent également les risques de « ponction » de la propriété intellectuelle et des savoir-faire spécifiques de chacun. Partagée de manière volontaire dans la sphère de développement commun, l'expertise nationale reste protégée dans les développements nationaux spécifiques. Or cette protection n'existe plus dans les programmes entièrement réalisés en coopération. Et dans le cas du SCAF, l'absence de protection est bien un risque : une « ponction » du savoir-faire et de l'expertise français, financés par le contribuable, par des sociétés étrangères n'ayant pas reçu le même niveau de financement et n'ayant pas de contrepartie solide à offrir.

La récente demande d'Airbus de bénéficier d'un démonstrateur spécifique, allant ainsi à l'encontre de la logique de coopération initialement agréée, tend à conforter l'idée que certains acteurs ne souhaitent développer le SCAF que pour bénéficier à moindre coût d'une remise à niveau de leur savoir-faire en « prélevant » celui du partenaire.

La France a investi largement et massivement dans les capteurs et la connectivité des vecteurs aériens, tant par des études, des moyens de tests et de simulation que par un nouveau standard du Rafale. Dans le pilier « senseurs », la DGA a mobilisé d'importantes ressources pour étudier et développer de nouveaux types de capteurs multifonctions (radar, communication, guerre électronique/détection active & passive, brouillage, soutien électronique ...) conçus notamment grâce à des moyens de simulation puissants mis à disposition par le commissariat à l'énergie atomique (CEA).

Protéger ce savoir-faire et les investissements nationaux associés est fondamental. Coopérer est essentiel. Pour le SCAF, adopter une approche en « tête de Mickey », combinant financement commun pour les briques d'intérêts communs et financements nationaux ; et sécurisant le savoir-faire, la propriété intellectuelle et la souveraineté français, semble plus que jamais nécessaire.

France et Grande-Bretagne, partenaires naturels

A cet égard, les coopérations franco-britanniques ont souvent été fructueuses. Il est probable que dès l'échec du SCAF consommé, les Britanniques abandonnent le bluff du projet « Tempest » et redeviennent un partenaire privilégié en vue du développement d'un système européen de 6e génération, car les Britanniques ne remplaceront pas leurs Eurofighter par des F-35, et les Italiens non plus. Quant aux Suédois, ils disposent également de vraies capacités aéronautiques, qui ont permis à Saab de continuer à développer un avion de combat de 4e génération.

Ce que l'on attend d'une autorité politique investie de la charge de représenter la souveraineté nationale, c'est de sauvegarder les intérêts de la nation ; à ce titre, une réflexion sur la pérennité de la coopération bilatérale franco-allemande pourrait s'imposer si les revendications fantaisistes de Berlin devaient perdurer.

1) : https://www.airbus.com/newsroom/press-releases/en/2020/06/airbus-signs-contract-for-integration-of-115-new-eurofighter-escan-radars.html

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(*) Le groupe Mars, constitué d'une trentaine de personnalités françaises issues d'horizons différents, des secteurs public et privé et du monde universitaire, se mobilise pour produire des analyses relatives aux enjeux concernant les intérêts stratégiques relatifs à l'industrie de défense et de sécurité et les choix technologiques et industriels qui sont à la base de la souveraineté de la France.