Pourquoi Piketty se trompe sur l'accumulation du capital logement

Par Pierre-Henri Bono  |   |  1323  mots
Selon Thomas Piketty, on assiste à un processus général d'accumulation du capital. Y compris s'agissant du logement. Or, en réalité, ce dernier ne s'accumule pas. Par Pierre-Henri Bono, Sciences Po - LIEPP

Thomas Piketty a récemment porté l'analyse des inégalités au centre du débat économique. La Tribune s'est fait l'écho de plusieurs billets d'opinion sur les travaux de Thomas Piketty. Et c'est sans ambiguïté que l'on peut affirmer qu'il existe de lourds problèmes d'inégalité dans nos économies modernes. Le capitalisme plus ou moins prononcé des économies développées a échoué à redistribuer les fruits de la croissance de manière suffisamment égalitaire. Ce texte souhaite cependant clarifier le débat concernant la valorisation du capital logement et son impact dans la dynamique des inégalités. Les conclusions présentées ci-dessous sont issues du travail d'Odran Bonnet, Pierre-Henri Bono, Guillaume Chapelle et Étienne Wasmer (document de travail du LIEPP, avril 2014).

Lorsque le capital produit sa propre mécanique d'accumulation

Dans son best-seller international, le capital au XXIe siècle, l'auteur s'intéresse aux inégalités de capital dans plusieurs pays. Sa principale conclusion est que le capital produit sa propre mécanique d'accumulation. Pour illustrer son propos, l'auteur utilise comme principal indicateur le ratio du capital sur le revenu national. L'auteur prédit que lorsque les rendements du capital sont supérieurs à la croissance de l'économie de manière durable, le ratio capital sur revenu augmente avec comme conséquence une plus forte concentration du capital dans une part infime de la population : les fameux 1 % (les 1 % des ménages qui possèdent le plus de richesse). En période de très faible croissance économique, la rente devient plus profitable que l'entrepreneuriat : les détenteurs de capital utilisent ce mécanisme pour accumuler encore plus au détriment du capital accumulé à partir des revenus.

Depuis 1945, toute l'augmentation du capital tient au... logement

Suivant ce mécanisme, l'augmentation du ratio capital sur revenu est un signal sur le niveau des inégalités et Thomas Piketty ne manque pas de le rappeler dans son livre, comparant sans cesse le niveau de capital d'aujourd'hui à celui de la Belle Époque, lorsque la richesse nationale était détenue par une part très faible de la population.
L'auteur scinde le capital en quatre  grandes catégories : le capital productif (usines, bâtiments, etc.), le capital logement (l'ensemble locaux à usages d'habitation), le capital extérieur net (la différence entre les avoirs des étrangers en France et les avoirs des Français à l'étranger) et les terres agricoles. Or, depuis l'après-guerre, toute l'augmentation du capital rapporté au revenu n'est le fait que d'une seule composante : le capital logement. Cette part considérable prise par le logement n'est pas sans importance sur l'analyse théorique de l'auteur.

Le capital logement bien réparti

En effet, le capital logement est relativement bien réparti au sein de la population. La France, par exemple, comprend autour de 60 % de ménages propriétaires. L'augmentation des prix immobiliers, principal moteur du retour du capital, bénéficie donc à une part plutôt importante de la population et non pas seulement aux plus fortunés. La question est de savoir si le capital logement s'accumule comme le suggère la théorie du capital au XXIe siècle. La réponse est en grande partie non. Non, car finalement peu d'individus font une plus-value réelle avec leur logement, la majorité utilisant le produit d'une vente pour se reloger. Certes le logement est une réserve de valeur très appréciée des Français, l'investissement dans son logement peut être comparé à un comportement d'épargne, mais qui ne concourt pas à la mécanique d'auto accumulation du capital.

Comment mesurer les inégalités de patrimoine?

Pour qualifier la hausse des inégalités de patrimoine, nous devrions plutôt mesurer le rendement du capital immobilier à partir des loyers nets qu'il génère et non des prix d'acquisition et de cession que l'on observe le marché immobilier. En valorisant le capital logement avec les loyers, nous montrons que sur les dernières décennies, le ratio capital sur revenu, correctement évalué, est resté stable en France, ce qui contredit donc assez nettement la thèse de l'auteur d'une dynamique divergente d'accumulation du capital à partir de ces tendances recalculées.
Pour bien comprendre ce résultat, il faut réfléchir au travers une illustration de prime abord paradoxale : même les biens immobiliers exceptionnels possédés par les 1 % les plus riches ne participent pas nécessairement à l'accumulation du capital. Illustrons notre raisonnement en prenant l'exemple d'une magnifique villa des bords de la Méditerranée de plusieurs centaines de mètres carrés avec plusieurs hectares de terrain. Supposons que l'on offre à un ménage de la classe moyenne de vivre dans un tel bien pendant 10 ans, avec les deux conditions suivantes : il l'occupera et ne devra pas le louer à autrui . Par contre, il pourra empocher la plus-value (ou payer la moins-value) après dix ans. Selon la mesure théorie de Thomas Piketty, ce capital produira produit du rendement et un bien comme celui-là, c'est-à-dire un capital de plusieurs dizaines de millions d'euros, devrait donc rapporter une belle somme.

Le capital logement ne s'accumule pas

En fait, un tel bien immobilier aurait vite fait de ruiner le ménage. Entre les taxes et les réparations ou encore l'entretien courant, l'immobilier est un capital qui coûte cher à entretenir et qui ne rapporte que quand on le loue. Ce qui est exclu dans le cas que nous avons examiné. Pourquoi est-ce un exemple est pertinent ? Parce que, comme nous l'avons déjà vu, le capital logement est surtout concentré dans les mains de propriétaires occupants ; ceux-ci sont donc dans la situation où le capital ne s'accumule pas. Et si l'on rajoute un possible retournement du marché immobilier tel que celui qui semble à l'œuvre en ce moment, la mécanique d'auto accumulation en devient encore moins probable.

Mesurer le capital immobilier à partir des loyers

Pour qualifier la hausse des inégalités de patrimoine, nous devrions plutôt mesurer le rendement du capital immobilier à partir des loyers nets qu'il génère et non des prix d'acquisition et de cession que l'on observe le marché immobilier. En valorisant le capital logement avec les loyers, nos travaux montrent que sur les dernières décennies, le ratio capital sur revenu, correctement évalué, est resté stable en France, ce qui contredit donc assez nettement la thèse de l'auteur d'une dynamique divergente d'accumulation du capital à partir de ces tendances recalculées.

Quelle dynamique inégalitaire?

Le propos ici n'est pas de nier l'avantage d'être propriétaire sur un locataire. Un individu qui hérite d'un logement bénéficie d'un avantage comparé à celui qui n'en aura pas. Il vaut mieux être riche, propriétaire et en bonne santé que pauvre, locataire et malade. La question soulevée concerne le retour historique d'un niveau élevé de capital et la dynamique inégalitaire d'accumulation. On peut tout à fait remettre en cause ce mécanisme sans pour autant nier la présence d'inégalités en France. Et l'analyse du mécanisme n'est pas une simple discussion académique : comprendre le mécanisme est important pour la mise en place des politiques publiques de correction des inégalités et en particulier sur la taxation adéquate du capital.
Que ce fût la volonté de l'auteur ou non, le capital au XXIe siècle est aussi un objet de recherche académique. Les chercheurs en sciences sociales s'emparent des données, mais analysent aussi en profondeur le mécanisme et les conclusions suggérées par l'auteur. La richesse de l'information et le volume important de données contenu dans le livre ont conduit à différentes lectures du livre. Cependant peu de productions sur le sujet s'appuient sur une démarche académique de collecte et d'analyse des données comparables à celle du livre, ce que nous avons essayé de faire.