L'avenir de l'Europe selon Giscard d'Estaing

Par Romaric Godin  |   |  2057  mots
VGE n'est nullement découragé par l'échec de sa constitution européenne. (Crédits : (c) Copyright Thomson Reuters 2011. Check for restrictions at: http://about.reuters.com/fulllegal.asp)
Dans son dernier ouvrage, "Europa : la dernière chance de l'Europe", qui vient de recevoir le Prix Spécial du jury du prix du Livre d’Économie 2014, Valéry Giscard d'Estaing tente à nouveau de donner un nouvel élan à la construction européenne, sans vraiment convaincre.

Depuis sa défaite à l'élection présidentielle de 1981, Valéry Giscard d'Estaing n'a jamais voulu abandonner l'idée qu'il peut être un homme providentiel, un sauveur. Nullement découragé par son incapacité à revenir dans le jeu de la politique nationale, « VGE » a pris de la hauteur en se rêvant un destin européen. Le cuisant échec de son « projet de constitution pour l'Europe » en 2005 aurait pu l'abattre. Mais ce serait mal le connaître et, tel un Phénix, l'accordéoniste de Chamalières revient à la charge en proposant dans un petit ouvrage un nouveau projet d'organisation européenne baptisé « Europa », dont on ignore s'il faut le prononcer à la latine ou à l'allemande, même si son contenu fait immanquablement pencher pour cette seconde possibilité.

 L'âge d'or de l'Europe

La thèse de l'ancien président s'appuie sur l'idée d'une décadence. L'âge d'or de la construction européenne remonte aux années 1970 lorsque, étrange hasard, il était aux manettes de la France et s'entendait à merveille avec son « ami Helmut » Schmidt, le chancelier allemand (1974-1982). Cet âge d'or s'appuyait sur l'esprit des deux « grands fondateurs », Robert Schuman et Jean Monnet, cités dans l'ouvrage à tout propos : construire une Europe de plus en plus intégrée, mais par la méthode des « petits pas », brique par brique. Tout le livre est traversé par cette nostalgie de « l'Europe des Six » ou de « l'Europe des Neuf. » Selon VGE, la fin de l'Union soviétique, la mauvaise application du traité de Maastricht et ce qu'il appelle, non sans une certaine élégance, le « dévergondage financier et bancaire » (page 113) ont conduit l'Europe sur la mauvaise voie. Celle d'un élargissement trop rapide et d'une dérive des comptes publics. Il ne veut voir dans la désaffection actuelle d'une grande partie de l'opinion actuelle à l'égard de l'Union européenne, qu'une conséquence de cette perte de « l'âge d'or. »

La décadence

L'histoire de cette décadence occupe l'essentiel de l'ouvrage, soit 143 pages sur 180. Et elle relève moins de l'analyse que d'un genre littéraire aujourd'hui oublié, l'hagiographie. Valéry Giscard d'Estaing construit son mythe dans ces pages, celui du président qui fait avancer l'Europe avec la plus parfaite rationalité, main dans la main avec Helmut Schmidt. On suit ainsi la chronique européenne de la présidence Giscard, la naissance du système monétaire européen (SME), l'élection du parlement européen au suffrage universel, puis, plus tard, dans les années 1980, la contribution des deux dirigeants remerciés à la naissance de l'euro. Dans cette « vie de Valéry et Helmut », l'Europe semble entre de bonnes mains. Jusqu'à ce que d'autres prennent les destinées du Vieux continent. C'est alors la chute. VGE ne peut alors se contenir de régler quelques comptes, notamment avec Jacques Chirac dont, apparemment, il n'a toujours pas digéré un certain comportement du printemps 1981. Qualifié, dans une réminiscence peut-être de « l'appel de Cochin » de 1979, de « président de la république appartenant à la droite postgaulliste peu acquise au projet d'intégration européenne », VGE accuse son ancien rival d'être un acteur central de la décadence de ce projet.

Mise en scène de lui-même

L'analyse politique de cet ouvrage n'est ainsi guère originale, elle est même convenue. Chacun s'accorde aujourd'hui à penser que la construction européenne a pris une voie dangereuse au début des années 1990 qui l'a menée où elle est aujourd'hui. Surtout, cette analyse oublie deux faits essentiels : une époque profondément différente et quelques cuisants échecs dont VGE s'exonère en passant de toute responsabilité : le peu d'attrait pour les élections européennes, fait constant depuis 1979 ; l'effondrement du système monétaire européen - le grand œuvre de Valéry et Helmut - en 1992 ; l'entrée de la Grèce dans l'Union européenne.

L'écueil grec

L'auteur glisse rapidement sur ce dernier point, en bon hagiographe de lui-même. On se souvient qu'à l'époque, il avait poussé, contre l'avis de la Commission et de Helmut Schmidt, à l'adhésion d'Athènes à l'UE, proclamant cette phrase devenue célèbre (et qu'il ne reprend pas ici), qu'on « ne claque pas la porte au nez de Platon. » Ici, il prétend avoir voulu renforcer la démocratie hellénique en soutenant la position de son ami Constantin Caramanlis. Mais après la chute du régime des Colonels en Grèce, la démocratie n'était pas menacée par une défaite de ce dernier. Ce qui menaçait, c'était bien plutôt une victoire du Pasok, à l'époque très opposé à l'Otan et à l'UE. La décision de VGE était politique, il s'agissait de disposer d'un allié de plus en Europe et de donner plus de poids au camp conservateur. Là aussi, il a échoué puisque le Pasok est arrivé au pouvoir en 1981. En revanche, la Grèce est bien entrée dans l'UE et cette entrée précoce n'est pas que la préhistoire de la crise actuelle, elle a aussi ouvert la boîte de Pandore des futurs élargissements que VGE jugent aujourd'hui avec tant de sévérité...

Le projet « Europa »

Reste donc un peu plus de 50 pages qui constituent le « projet d'Europa », cette nouvelle constitution d'une zone euro resserrée dans laquelle VGE exclut la Grèce ! Apparemment, on peut désormais claquer la porte d'Europa au nez de Platon, malgré les fameux « efforts » consentis par ce dernier. Non, Europa, c'est l'Europe des Six auxquels s'ajoutent quelques pays choisis par VGE sans que l'on ne comprenne réellement le sens de ces choix (pourquoi l'Italie et le Portugal en font-elle partie d'emblée, alors que les participations de l'Irlande et de la Finlande semblent problématiques ? Mystère...).

Qu'est-ce qu'Europa ? C'est une zone euro où le pouvoir sera confié principalement aux chefs de gouvernement, au « Conseil » rebaptisé « Directoire » comme dans une grande entreprise. Du reste, « Europa » est d'abord un projet de fédération économique, VGE refusant toute union politique. Cette fédération alliera à la monnaie unique un « Trésor d'Europa », une politique budgétaire commune supervisée désormais par le Directoire plutôt que par une Commission accusée de laxisme, une unification des impôts et une solidarité a minima, s'installant progressivement et inspirée par celle instaurée par la constitution allemande. VGE estime que son édifice imaginaire pourrait voir le jour en 2030 si les Européens se décidaient - enfin ! - à l'écouter.

Le triomphe de l'intergouvernemental

Ce squelette de constitution de la zone euro resserrée pose plus de questions qu'elle n'en résout. En confiant l'essentiel du pouvoir au « Directoire », qui prendra ses décisions à une majorité qualifiée de 60 % de la population, VGE donne le pouvoir au couple franco-allemand, lequel de nos jours a montré ses limites à gouverner l'Europe. VGE semble oublier que, depuis le début de la crise, l'intergouvernemental a pris l'essentiel des décisions en Europe et que c'est lui - en raison d'une prédominance allemande que le système préconisé pour Europa renforce encore - qui est à l'origine des erreurs de l'austérité. Si la crise s'est apaisée, ce n'est pas grâce aux gouvernements, mais bien plutôt aux choix de la Banque centrale européenne (BCE) présidée par Mario Draghi (que VGE met à égalité avec Jean-Claude Trichet dans son ouvrage, ce qui dénote une manque de lucidité sur leurs rôles respectifs).

L'égalisation des taux d'imposition

Deuxième problème : l'égalisation des taux d'imposition qui devra être réalisée en 15 ans. VGE l'estime possible en utilisant sa méthode pour l'introduction de la TVA dans les années 1960. Et puis, ajoute-t-il, les États-Unis l'ont bien fait ! Là encore, le jugement est biaisé, car ces comparaisons sont loin d'être de mise. Un tel mouvement ruinerait les modèles économiques des pays à faible taux qui ne sauraient l'accepter, tandis que les pays à taux élevés comme la France ou la Finlande devraient compenser par des coupes budgétaires drastiques (puisque désormais le Directoire gérera le contrôle budgétaire) les pertes liées à la baisse massive des taux. Ces deux types de pays se prépareraient, en cas d'acceptation de ce projet, à une longue récession qui aurait des conséquences sur toute l'Europe. Seule l'Allemagne n'aurait quasiment pas à bouger. Rien d'étonnant à cela, VGE reprend l'idée d'une Allemagne « bon élève » et innocente des maux actuels de l'Europe.

Une solidarité a minima

Pour ménager les compatriotes de son ami « Helmut », l'ancien président de la république réduit la solidarité à son minimum. Elle est d'emblée repoussée à « plus tard » et engoncée dans le minimum minimorum en Europe : le cadre constitutionnel allemand. C'est oublier que la plupart des Länder allemands affrontent de graves problèmes budgétaires, notamment parce que la solidarité est réduite et que l'indépendance fiscale est nulle. Si Europa est incontestablement inspiré de la Loi Fondamentale allemande, il faut aussi rappeler que l'état des plusieurs Länder allemand n'est guère enviable. Du reste, compte tenu de l'effort demandé dans le cadre de l'unification des impositions au sein d'Europa, un effort parallèle de solidarité interne, par des transferts, semble nécessaire. Ou bien l'on ne sort pas de la logique actuelle qui conduit à la déflation. Mais VGE semble ignorer cette menace...

Un trésor européen

L'idée du Trésor européen n'est guère nouvelle, elle a été avancée par tous les projets de réformes européennes publiés après la crise. Dans le projet Europa, elle est fortement limitée dans son efficacité par la capacité que garderont les États d'emprunter sur les marchés sur leur propre signature, mais « sans garantie européenne. » Sauf que, si cette capacité est trop utilisée, que feront les autres pays ? Laisseront-ils cet État, avec lequel ils ont, par ailleurs, emprunté, aller en faillite ? Une chose est certaine : les marchés ne manqueront pas de tester cette construction baroque.

Éviter le peuple

Le projet Europa puise également son inspiration dans l'exemple américain. En cela, VGE s'inscrit bien dans la ligne Schuman-Monnet, mais il en oublie deux faits essentiels : l'unité américaine s'est réalisée concrètement dans la guerre civile et le cadre de cette unité n'était pas le même, l'unité linguistique et politique ayant précédé l'unité économique et financière. Or, on se demande pourquoi ceux qui ont rejeté le projet de Constitution de 2005 accepteraient maintenant celui d'Europa. VGE semble partir du principe qu'il n'y aura aucune opposition populaire à son projet. Mais il s'appuie pour cela sur des bases très fragiles, principalement un sondage d'Eurobaromètre montrant que les Français sont favorables à davantage d'intégration. Que ne l'ont-ils pas montré en 2005 ! Mais VGE estime que ce sondage est plus fiable que le vote de 2005 qui était biaisé. « A l'occasion d'un référendum, les électeurs se prononcent pour ou contre le pouvoir », décrète l'auteur. Bref, en voulant sanctionner Chirac, les Français ont censuré le projet Giscard. Jamais, VGE ne peut imaginer que les électeurs de 2005 ont vraiment répondu à la question qui leur était posée...

En fait, VGE répète l'erreur de tous les « constructeurs d'Europe » : contourner le peuple. Pour réaliser Europa, il ne veut aucun changement de traité et, au mieux, la réunion d'un « Congrès des peuples européens » rassemblant les parlementaires européens et les parlementaires nationaux. Et contrairement à ce qu'il prétend, l'ancien président reprend donc la pratique commune : imposer l'Europe du haut vers le bas. En espérant que le bas suive. Or, le bas suit de moins en moins. Et c'est le principal talon d'Achille de ce projet que VGE prétend vouloir le plus réaliste possible (tout en revendiquant l'utopie de certaines propositions...) : la capacité politique de sa création n'existe pas. N'était-ce les qualités passées de son auteur, ce livre ne peut donc prétendre qu'à une utilité très modérée.

Valéry Giscard d'Estaing "Europa. La dernière chance de l'Europe", préface d'Helmut Schmidt, éditions XO, 188 pages, 16,90 euros.