Contre les fléaux de l'idéologie et du harcèlement intellectuel, il faut savoir raison garder

Par Catherine Bréchignac  |   |  859  mots
Catherine Bréchignac (Crédits : DR)
OPINION. Avec la pandémie qui s'est installée sur le monde, la science n'a jamais été aussi présente dans nos vies. Pour progresser deux conditions sont nécessaires : la découverte et la création. Mais l'imagination, l'intuition et la création ne suffisent pas pour sortir des savoirs acquis. Seule la découverte provoque une rupture de pensée. Aujourd'hui, il semble pourtant que le chaos s'installe dans la pensée collective de nos sociétés. Par Catherine Bréchignac, secrétaire perpétuelle honoraire de l'Académie des sciences, ambassadrice déléguée à la science, à la technologie et à l'innovation et présidente du comité scientifique de la Revue politique et parlementaire.

Avec la pandémie qui s'est installée sur le monde, la science n'a jamais été aussi présente dans nos vies. Près de 8 Français sur 10 (79%) estiment que la science est porteuse d'espoir pour l'avenir, rapporte 3M, une entreprise internationale d'innovation. Mais la fraude, la théorie du complot, les faux experts mettent à mal l'intégrité scientifique. Pourquoi ce comportement ambivalent de la société vis-à-vis de la science ? Parce que les scientifiques sont sortis des murs de leurs laboratoires, et s'ils poursuivent toujours les débats entre spécialistes au sein de cénacles adaptés pour que progresse la connaissance, ces chercheurs, avec leurs qualités et leurs défauts, dans leur dialogue avec la société, enjolivent ou noircissent les enjeux de leur recherche. Leurs propos sont alors déformés par le tam-tam numérique, amplifiés par les médias, ils provoquent du trouble dans les esprits.

Pour progresser deux conditions sont nécessaires : la découverte, et la création. La création consiste à produire quelque chose de nouveau à partir de données préexistantes. L'homme seul ne crée pas ex nihilo l'impensable, il ne fait pas sortir du néant ce qui n'existe pas. Il transfère une idée d'un domaine à un autre, et pour ce faire, utilise son intuition qui balaye avec fulgurance les savoirs acquis. Dans le domaine de l'art, ce transfert d'idées surprend lorsqu'il n'a pas été mis en relation auparavant, il surprend, il dérange souvent par son caractère insolite, comme dans le mouvement surréaliste. Gilles Deleuze, lors d'une conférence sur qu'est-ce que l'acte de création ? explique devant les étudiants de la FEMIS que le créateur est celui qui sait agencer « une série de petits morceaux dont la connexion n'est pas prédéterminée ». C'est ce nouvel agencement qui crée l'œuvre, et cet agencement lorsqu'il est régit par la combinatoire peut engendrer une infinité d'œuvres. Tel est le cas de ce groupe français littéraire qui créa au début du XXème siècle l'Oulipo et la littérature combinatoire, qui permit à Raymond Queneau d'écrire Cent mille milliards de poèmes. Dans le domaine des sciences, le transfert de concept d'un domaine vers un autre est souvent très productif. C'est le cas du biomimétisme, un processus créatif entre la biologie et la technique, par le transfert de connaissances issues de modèles biologiques pour créer de nouveaux objets, ou de nouveaux procédés. Structuration, déstructuration pour permettre une reconstruction, l'homme, avec son intuition, son imagination, sa mémoire, ses connaissances, remodèle la substance matérielle ou intellectuelle pour engendrer une invention aux conséquences parfois dangereuses, avec ou sans préméditation, qui sont un terreau favorable pour infiltrer la peur.

Imagination, intuition, création ne suffisent pas pour sortir des savoirs acquis. Seule la découverte provoque une rupture de pensée. Les grandes découvertes sont très rares. Elles provoquent des séismes dans la réflexion. La grande découverte du 20ème siècle fut celle de l'atome entrainant avec elle celle du monde quantique, au comportement souvent contre intuitif. Mais ces découvertes resteraient stériles si l'homme ne créaient pas des concepts pour les comprendre, c'est cet ensemble découvertes-créations qui nous permet de dialoguer avec le monde qui nous entoure comme le langage permet le dialogue entre les humains. La démarche scientifique devient alors l'outil indispensable qui permet de faire progresser la science au sens de la confrontation entre l'expérience ou l'observation et la théorie créée par l'homme. La démarche scientifique mise à jour pour la physique par Galilée a permis aussi à la chimie de devenir ce que nous appelons aujourd'hui une science exacte. C'est Lavoisier dans « Méthode de nomenclature chimique » publié en 1787 qui devant le nombre de substances connues qui ne cessaient d'être découvertes à l'époque, établit la première classification méthodique des éléments. Observer, accumuler des données, faire des synthèses, créer des langages et établir des lois pour expliquer les faits expérimentaux tout en cherchant s'il n'existe pas un contre-exemple qui contredit la loi, fut la méthode qui nous permit d'appréhender le monde qui nous entoure d'une manière conceptuelle et synthétique. Ceci présente en outre l'avantage de minimiser la place qu'occuperait la mémorisation d'un grand nombre d'observations dans notre cerveau.

Mais aujourd'hui, il semble que le chaos s'installe dans la pensée collective de nos sociétés. Quelques cohortes de personnes refusent cet équipage fécond entre découverte et création, revendiquant l'arrêt du progrès. Serait-ce le retour à l'obscurantisme, où l'émotionnel l'emporte sur le rationnel, où les peurs bondissent de l'ombre pour inhiber l'action, où l'esprit critique est étouffé, où les gourous surgissent d'on ne sait où pour donner des explications qui n'en sont pas. Idéologie, harcèlement intellectuel, sont les fléaux qui nous menacent aujourd'hui contre lesquels il faut raison garder.