Est-il illusoire de lutter contre les inégalités économiques  ?

Par Robert Jules  |   |  1367  mots
Dans « Les inégalités économiques et leurs croyances »  (éditions Matériologiques), le philosophe Pascal Charbonnat s'interroge sur les raisons de l'échec de la lutte contre les inégalités économiques. Il y répond en montrant que le problème se loge dans certaines croyances qu'ont ceux qui mènent cette lutte, en particulier celle de la notion de marché.

La lutte visant à la disparition des inégalités économiques est l'un des piliers de toute politique de gauche. Pourtant, force est de constater qu'elle se solde par un échec. Car même si aujourd'hui l'accumulation d'un niveau de richesse matérielle inconnu à l'échelle historique permet à une population croissante d'en tirer profit par « ruissellement », il n'en reste pas moins que les inégalités s'accroissent à un niveau inédit.

Pour le philosophe Pascal Charbonnat, les raisons de cet échec se trouvent dans les croyances erronées qu'ont ceux qui mènent une telle lutte. C'est ce qu'il explique dans « Les inégalités économiques et leurs croyances »  (éditions Matériologiques), un livre de moins de 200 pages, à l'argumentation dense - chaque page apporte une idée ! - mais écrit sans jargon ni « name dropping ». Son propos y est radical, dans les deux sens du terme : d'une part, il prend le problème à la racine, ensuite il renverse complètement la vision courante de cette lutte contre les inégalités.

Ancrant son propos dans l'actualité, l'auteur appelle ceux qui mènent une telle lutte les hollandais, en référence au président socialiste actuel, dont la rhétorique cache mal l'impuissance de l'action au regard des intentions affichées. « Les hollandais n'ont fait que prétendre savoir comment transformer le monde ; ce qui importe c'est de constater l'absence de transformation effective », ironise-t-il. Mais, au delà, c'est l'ensemble de « la gauche » qui est visé. A l'inverse, l'auteur désigne ceux pour qui les inégalités économiques sont en quelque sorte une donnée naturelle, les sarkozystes.

L'idéologie hollandaise

Selon l'auteur, les hollandais croient que certains mots sont des réalités. Le plus emblématique est celui de marché. Qu'y-a-t-il de commun entre l'espace -  la place du quartier - où s'achète des fruits et des légumes, le rapport entre l'offre et la demande dont parlent les économistes, ou encore celui des écrans des traders où circulent quotidiennement des flux de milliards de dollars ou d'euros. A part le mot, rien ou si peu. « La seule réalité indubitable propre au « marché » est sa manifestation linguistique chez des individus qui, par son invocation, agissent, justifient ou critiquent le régime social dans lequel ils vivent, mais jamais ne rendent intelligibles les mouvements économiques», explique Pascal Charbonnat.

En croyant à ce « mirage », les hollandais s'imaginent qu'en régulant le marché, ils  vont en gommer ses excès - par la planification ou par l'autogestion, par exemple, - et réduire les inégalités. Le simple constat quotidien de la réalité montre qu'en la matière l'on se paye de mots.

Imposer son droit aux autres

Mais à quoi sert un tel mirage ? Le marché « est un moyen d'imposer son droit aux autres », répond Pascal Charbonnat. Selon lui, le marché joue un rôle central « dans l'acceptation intériorisée d'un régime d'inégalités, ou dans la dissémination d'une croyance favorisant la stabilité sociale ». Les hollandais croient en effet qu'il existe des inégalités inhérentes à l'organisation sociale, liées au fait que tout le monde n'a pas la même utilité sociale, ce qui justifie une différence de revenus. Bref, « tout  le monde ne peut pas être chef », selon eux.

Une croyance erronée pour l'auteur, pour qui ce n'est pas pour des critères de compétence (ou d'incompétence) que l'on est chef mais plutôt par le nombre de places restreint. Une fois la place occupée, les autres, peu importe leurs qualités, n'y ont pas accès, dit en substance Pascal Charbonnat. Il rappelle que tout individu - contrairement à l'image véhiculée quotidiennement d'un individu cause de lui-même tel un dieu - est d'abord le résultat d'un grand nombre d'autres actions individuelles anonymes. Personne ne peut exister seul, sans l'aide des autres (parents, amis, éducateurs, collaborateurs...). Les hollandais, ignorant une telle vision, pensent au contraire qu'il faut « récompenser par un surplus de revenu les individus travailleurs, créatifs, impliqués, courageux, ou toute autre valeur socialement reconnue ».

Cohérent avec son raisonnement, Pascal Charbonnat estime : « Ni le poids des responsabilités, ni la durée ou la valeur des études, ni le temps de travail, ni quelque habileté, ni l'héritage ne sont des raisons suffisantes pour justifier la moindre inégalité dans l'accès aux ressources ». Une telle affirmation renverse la vision courante d'un ordre social reposant davantage sur la force d'une croyance ou la croyance en la force.

Il y a là rien de commun avec un quelconque droit universel qui découlerait d'un principe abstrait, mais plutôt d'une constat empirique:  « L'absurdité de l'inégalité économique dépend du fait très simple et évident que l'utilité de chaque individu dans une société donnée est rigoureusement identique. Le chirurgien n'est pas plus indispensable au groupe social que la caissière de supermarché. »

Un groupe social ne peut pas être éthique

Parmi les autres croyances que démonte Pascal Charbonnat, il y a celle qui pense l'action à travers le projet d'un groupe. Or, selon lui, seuls les individus sont capables d'agir éthiquement, les groupes sociaux eux ne visent qu'à se reproduire. « Un groupe social ne peut pas être éthique car il ne se sent jamais coupable. Un groupe social peut seulement vivre ou mourir, croître ou dépérir, en fonction de ses déterminants propres et de son environnement ». Cette idée mérite d'être méditée tant la lutte contre les inégalités - et pas seulement - est aujourd'hui de plus en plus renvoyée aux entités sociales, ce qui explique en partie son échec.

Entités sociales qui fréquemment conçoivent la lutte comme un sacerdoce douloureux - autre croyance des hollandais -, où le militant inscrit son action dans un programme fixé à l'avance, suivant un chemin austère vers un « grand soir » de l'abolition des inégalités.

Pascal Charbonnat préconise au contraire une attitude ouverte, pragmatique continuellement rectificative : « Nous devons mettre de côté le sentiment de savoir ce qu'il faut faire face aux inégalités, car personne ne sait jamais ce qu'il va trouver au cours de sa recherche. L'histoire des sciences l'a amplement démontré ». Le recours à une approche scientifique - et non scientiste-, qui s'inspire notamment des apports de la théorie de l'évolution de Darwin ou encore des théories sur le langage de Wittgenstein, s'ancre dans une pratique réelle individuelle dont l'éthique est guidée par le plaisir de mener une action. Pascal Charbonnat renoue là avec l'antique tradition matérialiste épicurienne.

Il n'est jamais question de vérité dans l'idéologie

Cette filiation matérialiste s'inscrit dans cette lutte contre les idées fausses, les superstitions, contre l'idéologie, « incohérente dans la mesure où elle est un conglomérat de concepts et de propositions véhiculés par différents individus cognitifs durant une période plus ou moins longue ».

Cette plasticité est la force principale de l'idéologie. Même en montrant que l'usage répété et déformé de mots comme celui de « marché » génère des ambiguïtés qui finissent par leur donner une légitimité opérante adoptées par d'autres personnes, il n'est pas sûr que cela suffise à mettre fin à cette croyance. Il n'est jamais question de vérité dans l'idéologie, parce qu'elle relève davantage de l'activité de notre imagination - faculté inhérente à l'être humain - génératrice d'illusions aux effets réels dont il est difficile de se passer.

Pascal Charbonnat n'a certes pas la naïveté de croire que son propos radical, polémique et érudit, peut remettre en cause aisément des habitudes de pensée aussi profondes. Il s'adresse à ceux qui ne se satisfont pas du constat de l'échec de la lutte contre les inégalités économiques et veulent en comprendre les raisons, sans céder au désabusement qui peut mener à l'alternative : rejoindre les sarkozystes.

Pascal Charbonnat « Les inégalités économiques et leurs croyances », éditions Matériologiques, 189 pages, 14 euros.