Européennes : pourquoi voter le 26 mai est plus important qu'on le croit

Par Philippe Heim  |   |  685  mots
(Crédits : Yves Herman)
Philippe Heim Directeur général délégué Société Générale Expert à l'Institut Sapiens

« L'ingratitude est parfois suffisante pour détruire une civilisation ». Jonah Goldberg, l'auteur de cette phrase, est Américain. Sans doute aurait-il écrit la même chose s'il était né dans ma famille alsacienne, dont l'histoire fut à l'image de celle de l'Europe, à la fois absurde et terrible. Absurde quand mes aïeux changèrent quatre fois de nationalité en 73 ans. Terrible quand deux frères se battirent dans des camps opposés à Verdun, quand un cousin mourut en déportation ou quand un autre fut enrôlé malgré lui puis emprisonné en Russie.

De tels récits familiaux suffisent à reconnaître la valeur du choix fait dans l'après-guerre
par nos aînés, celui de la réconciliation et de la coopération. Ce choix nous a ouvert une
période inédite de 70 années de paix, de progrès et d'amélioration des conditions de vie. Il a fait de l'Europe un laboratoire politique et économique à taille continentale d'une redoutable actualité. Aucun des grands défis auxquels l'Europe et le monde sont confrontés ne peut être relevé par un pays seul, aussi fort soit-il, ce que résumait Mario Draghi devant l'Université de Bologne : « plutôt que de leur ôter leur souveraineté, l'Union européenne offre aux pays qui la composent une voie pour la regagner ».

Si nous voulons que les générations à venir nous témoignent également de la gratitude,
l'Europe doit reprendre le flambeau du multilatéralisme. Non par principe, mais par intérêt. Le cours du monde ne peut plus être laissé entre les mains de deux grandes puissances, Les Etats-Unis et la Chine, qui, dans des styles différents, revendiquent un « me first » - ce qui n'aboutit qu'à un « me alone », pour citer Gérard Araud. Pas plus qu'il ne peut être confié aux seuls soins de la globalisation et de la connexion par les GAFA : mettre en réseau ne suffit pas pas à créer de l'ordre.

Elle doit endosser cette responsabilité car il y a urgence. L'érosion de l'ordre international issu de l'après-guerre a déjà un prix. L'Institute for Economics and Peace alerte sur une détérioration de la peacefulness globale sur la dernière décennie « à rebours de la tendance de long terme ». Pour la première fois de l'histoire moderne, en 2016, près d'un être humain sur 100 était réfugié ou déplacé - l'équivalent de la population française. Les désordres s'aggravent à mesure que régresse la culture du multilatéralisme au plan commercial, à l'ONU ou encore à l'OTAN. Les coûts de ce retour en arrière pourraient rapidement devenir insupportables car les défis technologiques, environnementaux ou migratoires appellent des réponses globales. Et les citoyens européens le paieraient chèrement, eux que tous les partis promettent de mieux protéger grâce à l'Europe ou sans elle.

C'est sur ces enjeux globaux que le leadership européen doit prendre appui pour proposer une voie différente et propice à la stabilité en temps long. Un modèle de démocratie vigilante sachant faire pièce aux nouvelles atteintes à la sécurité. Un capitalisme différent et inclusif comme le suggérait le rapport Notat-Senard : ni le capitalisme purement financier ni son pendant étatique. Une régulation technologique équilibrée à l'image de l'innovant règlement sur la protection des données (RGPD) comme alternative à la prédation des données et à la surveillance de masse. Une ambition écologique portée par l'exemplarité mais également par des instruments plus volontaristes. Une stratégie de lutte contre la pauvreté pour réduire les pressions migratoires, en priorité en Afrique - car les Européens constatent en Méditerranée
que les déséquilibres au-dehors créent l'instabilité au-dedans.

Une telle initiative ne pourra sans doute être conduite que par un groupe pionnier d'Etats-membres. Qui l'aime le suive, en Europe et ailleurs. Nous serions sans doute surpris de voir combien sont nombreux les pays émergents d'Asie, Afrique ou des Amériques qui, refusant de choisir entre America first et les routes de la soie, attendent que l'Europe assume un leadership.