Fonds européen de défense : ne surtout pas perdre la Boussole !

Par Jean Fournet, Olivier Gras, Patrick Bellouard, Jean-Charles Boulat, Jean-Paul Perruche, Philippe Roger et Denis Verret  |   |  1436  mots
« Le Fonds européen de défense est un outil communautaire trop important pour ne pas contribuer au renforcement des points forts de la BITD européenne et de l'autonomie stratégique européenne » (un collectif d'EuroDéfense France). (Crédits : MBDA)
L'été dernier, la Direction générale de l'industrie de défense et de l'espace de la Commission européenne a sélectionné 61 projets de recherche et développement dans le domaine de la défense dans le cadre du Fonds européen de la défense (FED). Ces projets vont bénéficier d'un soutien financier de 1,2 milliard d'euros. Deux sélections de la DG DEFIS ont interpelé : GE Avio pour le projet NEUMANN (moteur) et le groupe espagnol Sener pour HYDEF (hypersonique). Par Jean Fournet, président d’EuroDéfense France, Olivier Gras, secrétaire général, ainsi que Patrick Bellouard, Jean-Charles Boulat, Jean-Paul Perruche, Philippe Roger et Denis Verret, membres du bureau d’EuroDéfense France.

Saura-t-on tirer les leçons nécessaires des premières sélections du Fonds européen de défense (FED) ? Comment éviter que le FED n'aggrave sans l'avoir souhaité la fragmentation de la BITD européenne ? Ainsi, deux des principales premières sélections du FED laissent perplexes : Sener Aeroespacial préférée à MBDA pour le projet d'intercepteur de défense hypersonique européen (99,99 millions d'euros de développement) et Avio Aero, préféré à Safran Aircraft Engines/MTU Aero Engines et ITP, pour le développement de la motorisation de la future génération d'avion de combat européen (48,98 millions d'euros).

Ces choix résultent d'un défaut manifeste de prise en compte de la taille critique européenne et des objectifs stratégiques du FED avant de lancer une compétition sur le développement d'un projet capacitaire essentiel pour l'avenir de la défense européenne et de sa BITD et par conséquent pour l'accroissement de l'autonomie stratégique européenne.

Sener préféré à MBDA

MBDA a la taille critique mondiale dans le domaine des missiles tactiques, faisant jeu égal avec les champions américains Raytheon ou Lockheed Martin : soit 40 fois le chiffre d'affaires missile de Sener Aeroespacial. Un questionnement préalable sur les capacités de maîtrise d'œuvre et d'intégrateur du ou des compétiteurs aurait dû primer avant de lancer la compétition.

Cette taille critique de MBDA a été le résultat d'un effort obstiné des États et des industriels concernés pour former à coups de consolidation/programme/intégration cet ensemble unique, pesant 80 % des capacités européennes dans ce segment technologique des plus pointus : fusions successives de Matra Defence, BAe Dynamics, missiles tactiques d'Alenia, d'Aerospatiale et, enfin, de LFK (en Allemagne). Cette consolidation a permis de lancer des programmes structurants comme le missile de croisière Scalp G/Storm Shadow ainsi que la famille Aster/Meteor...

La capacité anti-missile de nouvelle génération est l'un des enjeux capacitaires et technologiques les plus importants de la période, marquée notamment par les nouvelles menaces russes. La Coopération Structurée Permanente (CSP-PESCO) avait été mise à contribution pour préparer l'avenir avec le projet capacitaire TWISTER (France, Allemagne, Italie, Pays-Bas, Espagne et Finlande). Peine perdue ! Quelle articulation doit-on souhaiter entre l'intergouvernemental de type CSP et l'appoint communautaire de type FED ?

Les pays principaux partenaires de la solution MBDA apportaient des appoints budgétaires significatifs pour consolider le financement du FED : indication de la détermination de ces états membres à aller jusqu'à l'acquisition des capacités opérationnelles avec la masse critique. Et dans la foulée du choix du FED et sans davantage tenir compte des capacités de MBDA, l'initiative allemande lance avec 14 pays l'initiative du bouclier anti-missile. Cette initiative ne mentionne le recours qu'à des briques américaines, israéliennes ainsi qu'allemande (IRIS T).

Cette initiative a pour effet de générer des dépendances extérieures portant préjudice à l'autonomie stratégique européenne) et d'entraîner la fragmentation de la BITD (Base industrielle et technologique de défense) européenne pourtant largement consolidée jusqu'alors. Enfin, il n'est pas interdit de présager que Sener Aeroespacial n'ait pas la capacité de mener à bien cette phase de développement attribuée par le FED, voire de devoir recourir à l'aide de MBDA pour la mener à bien. Ce qui conduira à un gaspillage des deniers publics européens !

Avio Aero préféré à Safran/MTU/ITP

Le groupement européen représente six fois le poids d'Avio AERO, lequel n'est autre que la filiale européenne à 100 % de General Electric ! Safran/MTU/ITP est le groupement motoriste du SCAF, dont le concurrent britanno-japonais-italien est le Tempest ! Le choix du FED peut-il être de préférer financer des industriels impliqués dans le programme italo-britannique « Tempest », et maintenant « italo-nippo-brit » GCAP, plutôt que ceux préparant le SCAF, avec en outre Avio aero filiale 100% du premier motoriste mondial, l'américain, General Electric (GE) ?

Avio Aero ne pourra pas dépendre des ressources technologiques de GE (saine condition ITAR free du FED). Si les ressources du groupement européen conduit par Avio Aero n'étaient pas suffisantes pour réussir cette phase du développement, on retrouvera les mêmes conséquences : gaspillage, affaiblissement des points forts soigneusement préparés du regroupement Safran/MTU/ITP, duplication d'efforts publics, puisque les pays du SCAF ne pourront pas ne pas développer une solution propre.

Les leçons pour l'avenir

Le recours à la compétition est indiscutable dans les phases de recherche, mais aussi de développement, quand l'industrie européenne est encore fragmentée et qu'aucun acteur ou groupement d'acteurs n'a atteint la taille critique. La compétition dans ce dernier cas doit être un instrument de la consolidation nécessaire. La taille critique de la BITD européenne dans un domaine donné se jauge à celle du leader(s) mondial (ou mondiaux) toujours américain(s) à ce jour. Ce(s) dernier(s) bénéficie(nt) de la taille de leur marché domestique, de sa fermeture (Buy American Act), de sa facilité d'accès aux marchés européens, ouverts quant à eux, et au poids de l'influence américaine dans les compétitions au grand export.

La Commission a su recourir au contrat direct au nom de la taille critique du groupement industriel mis en place pour les programmes ESSOR (radio logicielle) et Eurodrone (drone MALE). Elle doit pouvoir le faire pour les programmes capacitaires européens structurants auxquels concourent un groupe ou un groupement européen ayant atteint la taille critique, engagé à associer des partenaires de plusieurs pays européens et ayant la capacité de mener à bien un développement très complexe et la production correspondante.

Les institutions européennes se doivent d'avoir la culture du résultat pour de tels enjeux. Elles doivent prendre en compte l'effet de leur choix sur le renforcement des chaines de valeur. Elles ne doivent pas être un facteur absurde de surcroît de fragmentation. Un des tests de la capacité de la Commission de contribuer à la politique industrielle de la BITD européenne de défense est de pouvoir renforcer ses points forts. C'est essentiel, à l'avenir du FED (y compris pour accroître son budget à l'occasion de la révision du cadre financier pluriannuel ou MFF), mais aussi de l'EDIRPA (European Defence Industry Reinforcement through common Procurement Act), l'instrument visant à renforcer l'industrie européenne de la défense au moyen d'acquisitions conjointes, et de la future EDIP, programme européen d'investissement dans la défense. Deux instruments en formation des achats conjoints et des investissements européens. Il en va de la cohérence entre les politiques nationales, intergouvernementales et communautaires en matière de défense.

La criticité de la capacité industrielle et opérationnelle et le souci d'accroitre l'autonomie
stratégique européenne justifient pleinement l'option du contrat direct du FED avec le
champion européen, quand il existe déjà.
Aurait-on dû imaginer une compétition entre Airbus et un nouvel entrant européen pour développer l'A400M ou le MRTT ? Le FED devrait-il s'interdire de contribuer au développement d'un A200M, sous prétexte de ne pas pouvoir imaginer monter une compétition artificielle ni de recourir non plus au contrat direct ? La compétition pour la compétition, qui affaiblit les points forts européens n'est un cadeau ni pour le leader, qui peut toujours perdre par refus de fuite en avant sur ses promesses, voire pour simple vice de forme, mais ni non plus pour le challenger, voué à perdre, si le critère de la capacité comparée à délivrer était suffisamment prise en compte.

La voie du contrat direct est la contrepartie de bon sens de la taille critique atteinte et à
consolider. Elle doit être assortie d'une vigilance des autres États intéressés à obtenir
l'association des compétences de leur propre industrie existante ou en formation au
regroupement leader pleinement reconnu. Elle commande également bien entendu un
contrôle strict par la maîtrise d'ouvrage des coûts et des délais de réalisation du
développement : d'où l'intérêt de recourir à l'OCCAr, qui a fait ses preuves. A contrario, la compétition sur les développements se justifie pleinement quand les masses critiques n'ont pas été encore atteintes et que les regroupements provoqués par ces compétitions préparent les nécessaires consolidations à venir.

En conclusion, le FED est un outil communautaire trop important pour ne pas contribuer au renforcement des points forts de la BITD européenne et de l'autonomie stratégique européenne.