L'Allemagne, un pays défait

Par Michel Santi  |   |  753  mots
(Crédits : ANNEGRET HILSE)
CHRONIQUE. La crise énergétique chamboule les rapports de force européens, car on se rend enfin compte que l'Allemagne n'est que trop faillible. Par Michel Santi, économiste (*)

On se souvient de l'autorité morale de ce pays qui ne cessait de se déchaîner à l'époque contre Mario Draghi, alors Président de la BCE, pour sa politique monétaire énergique. L'arrogance allemande était même allée jusqu'à proposer de vendre l'Acropole aux Chinois afin de financer la Grèce (et par là-même ses propres banques qui y étaient engluées) et qualifiait avec mépris l'Espagne et l'Italie de pays du «Club Med». L'ordo libéralisme de cette nation chez qui un seul et même terme signifie dette et péché («schulde») est désormais réduit en cendre, traduisant bien que  «Made in Germany» a été édifié sur des bases fallacieuses. Cette prospérité allemande affichée pendant des années n'a, en effet, été bâtie que sur le dos de ses salariés low-cost et sur du gaz russe acheté abondamment et à bon marché.

Les dirigeants allemands sont bêtement tombés dans un piège géopolitique dont le résultat, aujourd'hui, est catastrophique pour leur nation qui importe de Russie près de 60% du gaz qu'elle consomme. La coupure totale de ce robinet russe est susceptible de générer, pour l'Allemagne, une dépression équivalente à celle ayant suivi les deux guerres mondiales ! Désormais, le modèle économique allemand et sa vraie nature parasitaire sont remis en question et clairement perçus par ceux qui préféraient regarder ailleurs, impressionnés par ses excédents commerciaux massifs qui ne sont en réalité que les conséquences mécaniques d'un pays dépendant de la consommation d'autrui.

J'étais présent à Davos en janvier 2005 lors de la déclaration tonitruante à la tribune du World Economic Forum de celui qui était à l'époque le Chancelier d'Allemagne, Gerhard Schröder, qui annonçait fièrement y avoir «créé un des meilleurs secteurs d'Europe en termes de bas salaires». Les infâmes réformes Hartz, également connues sous «Agenda 2010», mises en place dès 2003 affectèrent ainsi pas moins de 40% de la population allemande qui en était même réduite à faire le décompte de ses bijoux et colifichets familiaux dans la détermination de l'allocation chômage à laquelle elle aurait droit. Les conséquences pour l'Allemagne de cette frugalité lui furent d'abord nocives envers elle-même puisqu'elle figure bon an mal an autour de la 30e place au classement mondial pour ce qui est de la qualité de ses infrastructures routières, ferroviaires, et même pour l'état de sa connexion internet ! Relire La prospérité allemande : cauchemar pour 40% de ses citoyens (de Michel Santi).

Une inflation hors norme

Aujourd'hui, et alors que son ministre des Finances en appelle encore et toujours de manière obsessionnelle à une réduction de ses déficits, l'Allemagne se retrouve confrontée à ses sempiternels démons. Que Marx avait bien raison lorsqu'il avertissait que, la seconde fois, l'Histoire se répète mais comme une farce !

Confrontée à une inflation hors norme de l'ordre de 10%, l'Allemagne ne jouera donc pas pour autant - en toute logique - le jeu de l'augmentation des salaires de ses travailleurs. Cette main de fer exercée par les patrons allemands sur les revenus de leurs concitoyens perdure depuis une vingtaine d'années, est unique dans les annales d'Europe occidentale, et a transformé le marché du travail dans ce pays en un océan de travailleurs peu qualifiés et sous-payés dignes des économies les plus néolibérales du monde où le marché a le premier et le dernier mot.

La naguère fière Allemagne a perdu de sa superbe. Elle qui avait persuadé il y a encore quelques jours la Commission européenne de réclamer aux 27 pays membres la réduction de leur consommation énergétique de 15% l'hiver prochain, s'est vu opposée une fin de non-recevoir cinglante par la jadis très stigmatisée «cigale» espagnole. Teresa Ribera, Ministre de la transition écologique, a en effet rétorqué que son pays avait fait ses devoirs et rempli ses objectifs sur ce plan, que l'Espagne (sous-entendu : contrairement à l'Allemagne) «vivait selon ses moyens». Fin d'une époque.

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(*) Michel Santi est macro-économiste, spécialiste des marchés financiers et des banques centrales. Il est fondateur et directeur général d'Art Trading & Finance.
Il vient de publier « Fauteuil 37 » préfacé par Edgar Morin. Il est également l'auteur d'un nouvel ouvrage : « Le testament d'un économiste désabusé ».
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