L'UE face au dilemme : quel Internet voulons-nous ?

Par Dessislava Savova et Maxime d'Angelo Petrucci  |   |  899  mots
La réforme de la Directive sur le commerce électronique (DCE) est l'occasion de fixer un cadre commun pour tous les acteurs du web et tous les contenus, à rebours de la complexification et de la fragmentation des règles de ces dernières années qui désavantagent les jeunes pousses. (Crédits : Reuters)
OPINION. La réforme de la Directive sur le commerce électronique (DCE) est l'occasion pour l'Union européenne d'affirmer ses valeurs et de fixer un cadre commun plus simple pour protéger la liberté d'expression sans entraver l'économie numérique. Par Dessislava Savova et Maxime d'Angelo Petrucci, avocats associés chez Clifford Chance Paris.

L'internet actuel, "sans filtre", où chacun partage librement des contenus avec, comme garde-fou, la possibilité de signaler les abus afin qu'ils soient retirés et que s'ensuivent, éventuellement, des poursuites des auteurs devant les tribunaux ? Ou cet autre internet, "filtré", où les plateformes contrôlent les contenus avant leur publication, pour que les abus n'aient pas même la chance d'advenir ?

C'est à cette question que la Commission européenne compte prochainement répondre. Sa Présidente a annoncé cet été son ambition de doter l'Europe d'une "nouvelle législation sur les services numériques", qui viendrait poser un cadre juridique commun pour tous les services digitaux, des moteurs de recherche aux réseaux sociaux.

Un climat politique favorable

L'heure est au changement pour internet. D'abord, parce que plusieurs Etats européens ont récemment entrepris de muscler leurs arsenaux législatifs pour lutter contre les contenus illicites, chacun plaçant le curseur à un endroit différent sur la règle allant des devoirs allégés de retrait a posteriori aux obligations lourdes de filtrage a priori. Ainsi, la France et l'Allemagne ont dernièrement entrepris d'aggraver les devoirs des plateformes à l'égard des contenus haineux. Le projet de loi "Avia" en France et la loi NetzDG en Allemagne prévoient l'obligation pour les plateformes de retirer dans un délai de 24 heures les contenus manifestement illicites qui leur sont signalés, sous peine d'amendes qui rappellent celles du Règlement Général sur la Protection des Données ("RGPD"). Le risque est, à terme, que les législations nationales soient encore plus fragmentées qu'elles ne le sont aujourd'hui. Or, les divergences de législations pénalisent surtout les nouveaux entrants et les petits opérateurs.

Ensuite, parce que les appels à une refonte de la règlementation mère de l'écosystème web en Europe - la Directive sur le Commerce Electronique ("DCE") de 2000, toujours applicable de nos jours - se multiplient. Le sentiment, suivant lequel le cadre juridique actuel ne répond plus aux attentes sociétales et ne pousse pas suffisamment les plateformes à lutter contre les phénomènes de "viralité" des contenus illicites ou fake, semble s'être largement diffusé parmi les États.

L'internet "sans filtre" sanctuarisé ?

Qu'envisage alors la Commission ? Si l'on en croit une note interne, ses réflexions porteraient sur un Règlement - un texte applicable dans chaque Etat membre. Il viendrait remplacer la DCE et fixer les obligations de tous les acteurs de l'écosystème web à l'égard des contenus illicites, mais également des contenus qui sans être illicites sont simplement "dommageables" pour les personnes.

Pour faire respecter ces obligations, serait envisagée la création d'un régulateur européen des plateformes ou l'extension des pouvoirs des régulateurs existants. S'agissant de la nature de ces obligations (filtrage a priori ou retrait après signalement), la Commission affirme vouloir conserver les principes de la DCE, dont celui de la responsabilité allégée des hébergeurs à l'égard des contenus. Le nouveau Règlement perpétuerait donc le paradigme de l'internet "sans filtre", dans lequel les plateformes ne contrôlent généralement pas les contenus avant publication.

Une lecture plus attentive de la note conduit toutefois à nuancer l'affiliation à la DCE. En effet, la Commission souhaite que le Règlement complète les récentes législations sectorielles de l'UE, qui pour certaines d'entre elles ont véritablement remis en cause les principes de la DCE. C'est le cas par exemple de la controversée Directive sur le droit d'auteur d'avril 2019, qui prévoit une obligation des plateformes hébergeuses, dans certaines circonstances, de filtrer les contenus publiés par leurs utilisateurs qui ne respecteraient pas le droit d'auteur. De plus, la Commission envisage de réguler les technologies de filtrage automatisé des contenus, dans le but premier de garantir leur transparence... La tentation sera grande pour la Commission, une fois ces technologies rendues intelligibles, de ne pas exiger leur déploiement par toutes les plateformes.

Protéger la liberté d'expression, promouvoir l'économie numérique

La réforme de la DCE est l'occasion de fixer un cadre commun pour tous les acteurs du web et tous les contenus, à rebours de la complexification et de la fragmentation des règles de ces dernières années qui désavantagent les jeunes pousses. Elle offre l'opportunité de clarifier des notions juridiques qui permettent aux entreprises d'identifier les obligations qui s'appliquent à elles, telles qu' "hébergeur" et "éditeur", notions qui ont varié au gré de la jurisprudence pendant 20 ans. Elle permettrait aussi de réaffirmer les principes de la DCE, plus que jamais d'actualité.

En créant en 2000 le principe de la responsabilité allégée des intermédiaires techniques d'internet, la Commission poursuivait deux buts. Protéger la liberté d'expression sur internet d'abord : la responsabilité allégée devait éloigner la menace du filtrage disproportionné des contenus par les hébergeurs. Promouvoir l'économie numérique ensuite : une responsabilité entière des intermédiaires d'internet à l'égard des contenus implique des coûts importants de filtrage, difficiles à supporter pour les nouveaux entrants. Ainsi, abandonner les principes de la DCE serait frayer la voie à un avenir que nul en Europe ne souhaite : un cadre juridique qui pénalise les nouveaux entrants, et incite les intermédiaires d'internet à toujours filtrer davantage les contenus au détriment de la libre expression.