Sébastien Soriano (Arcep) : "Mieux réguler les Gafa permettra de libérer la capacité des autres acteurs à innover"

GRAND ENTRETIEN. Le président de l’Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (Arcep) plaide pour une réforme radicale de la régulation des géants américains de la technologie.
Sébastien Seranio s'attaque aux quasi-monopole numérique des Gafa et autres BATX pour redistribuer à tous la manne des données personnelles.
Sébastien Seranio s'attaque aux quasi-monopole numérique des Gafa et autres BATX pour redistribuer à tous la manne des données personnelles. (Crédits : Sipa)

Les États et les régulateurs sont- ils de taille face aux big techs ? Non, répond Sébastien Soriano, président de l'Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (Arcep), dans une note pour le cercle de réflexion Digital New Deal Foundation - « Briser le monopole des big techs : réguler pour libérer la multitude ».

Malgré les amendes, les menaces et les nouveaux règle- ments comme le RGPD, une poignée d'entreprises géantes de la Tech - les Gafam américains (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft), et leurs équivalent chinois, les Batx (Baïdu, Alibaba, Tencent, Xiaomi et Huawei) - ont construit des empires surpuissants qui ne cessent de s'étendre. Ces géants posent des défis inédits : monopoles dans de plus en plus de secteurs, concentrations effets de réseaux qui empêchent toute vraie concurrence, impact des réseaux sociaux sur le bon fonctionnement de la démocratie... Pour être à la hauteur de ces enjeux, Sébastien Soriano prône la radicalité.

Son credo : une « régulation Robin des Bois ».

Derrière la formule volontairement provocante, l'idée est de prendre une partie de l'immense pouvoir des big Tech pour le redistribuer aux citoyens, dindons de la farce numérique, qui leur fournissent pourtant l'huile qui fait fonctionner leurs rouages : les données personnelles.

Pour le président de l'Arcep, un « démantèlement doux » des big Tech doit être réalisé en renforçant les règles de la concurrence, afin de casser leurs monopoles et d'« ouvrir le jeu » aux autres innovateurs, notamment européens. Il faut également imposer la neutralité des terminaux pour reconquérir notre liberté de choix et sortir des écosystèmes fermés des géants du Net. Un nouveau statut pour les données personnelles, considérées comme des biens communs, permettrait également à d'autres acteurs d'innover via une « régulation par les API ».

--

LA TRIBUNE - Vous préconisez une régulation « Robin des bois » pour redonner du pouvoir aux internautes face aux géants du Net. De quoi s'agit-il précisément ?

SÉBASTIEN SORIANO - L'idée centrale est de dire que la souveraineté numérique doit d'abord être celle des individus, et pas seulement celle des États. Je veux rappeler que la technologie Internet est puissante lorsqu'elle est vraiment aux mains de la multitude. John Sherman, le père de l'antitrust américain, disait :

« Si nous refusons qu'un roi gouverne notre pays, nous ne pouvons accepter qu'un roi gouverne nos productions, nos transports, ou la vente de nos produits. »

Or aujourd'hui, des « rois » gouvernent l'univers numérique. Ce sont les big Tech, dont les fameux Gafa [Google, Amazon, Facebook, Apple, ndlr]. Il n'y a presque pas d'alternatives à leurs services. Le choix, qui est le pouvoir premier de l'utilisateur et du consommateur, qui est vraiment une loi de la gravité de l'économie de marché sans laquelle plus rien ne fonctionne, a disparu. C'est comme une démocratie sans le vote. Je propose donc, via des mesures ciblant spécifiquement les géants du Net, de changer notre manière d'aborder la régulation.

Mais l'histoire économique montre que les empires ne perdurent jamais. Ne pensez-vous pas que ces géants du Net seront naturellement remplacés par d'autres ?

C'est la théorie de Schumpeter. J'y ai adhéré pendant plus d'une dizaine d'années, ainsi que toutes les institutions françaises et européennes. Lorsque j'étais rapporteur général adjoint de l'Autorité de la concurrence, en 2010, nous avons rendu un avis sur le thème « Faut-il réguler Google ? ».

En conclusion, le rapport estimait que si Google a remplacé AltaVista et que Facebook a remplacé MySpace, d'autres acteurs prendraient inéluctablement leur place plus tard. Mais il y a deux choses que nous n'avions sans doute pas assez anticipées. En premier lieu, il y a la taille critique qu'allaient atteindre les Gafa. Le numérique étant très évolutif, vous pouvez disposer très rapidement d'un grand nombre d'utilisateurs.

En second lieu, nous n'avions pas perçu à quel point, via des interactions dans différents domaines, ils parviendraient à maintenir les utilisateurs dans leur écosystème. Regardez, par exemple, comment Google et Facebook ont bâti des empires dans la publicité en ligne en prenant la main sur la régie, les liens Internet, les places de marché...

À cela, il faut ajouter les effets dits de réseaux. Lorsque vous choisissez un réseau social, par exemple, vous optez pour celui où vos amis sont déjà présents. Ainsi, une fois qu'une plateforme dispose de suffisamment d'utilisateurs, elle en attire de nouveau sans faire aucun effort ! Il arrive un moment où l'on ne vient plus sur un réseau social parce qu'il est le meilleur, le plus innovant ou le moins cher, mais juste parce que tout le monde l'utilise. Encore une fois, le principe fondamental du choix n'existe plus.

Les effets de réseaux que vous dénoncez ne sont-ils pas dans la nature même d'Internet ? Les alternatives aux Gafa existent, c'est juste qu'elles ne sont pas assez populaires...

C'est vrai, les effets de réseaux sont inhérents à Internet. Ils sont aussi favorisés par le mode de financement de la Silicon Valley, qui encourage la course à l'échelle qui aboutit au fait que le leader sur un marché finit presque inévitablement par en prendre la quasi-totalité. Mais ce n'est pas une fatalité. C'est pourquoi il faut que la régulation soit un véritable contre-pouvoir et favorise la décentralisation d'Internet.

C'est le principe de la régulation « Robin des bois » : prendre aux Gafa pour redistribuer. C'est donc une forme de démantèlement ?

Commençons par utiliser l'outil de l'antitrust, car il a l'avantage d'être immédiatement à notre disposition. Il ne faut avoir aucun tabou sur la question du démantèlement des grands acteurs d'Internet. C'est un moment de vérité : est-ce que les autorités de la concurrence américaines ou européennes vont être au rendez-vous ? Cette question doit être posée avec force. Le fait qu'un acteur comme Google ait pu racheter la régie publicitaire Double-Click, le système d'exploitation Android qui lui donne une position prépondérante dans le mobile, ou YouTube, est absolument incroyable quand on y réfléchit a posteriori.

La question du démantèlement est déjà dans le débat public...

Les États-Unis commencent à se la poser, mais je rappelle que le démantèlement de la Standard Oil, le plus puissant empire industriel américain jamais créé, en 1911, n'aurait pas vu le jour sans l'impulsion politique de Theodore Roosevelt à la Maison-Blanche... C'est un sujet présidentiel. Dans l'histoire économique et politique américaine, ce sont plutôt les présidents qui se sont saisis de ces questions.

Que pensez-vous de l'offensive européenne contre les Gafa ?

La Commission européenne a été très courageuse en étant la première autorité à aller au charbon avec Google. C'est très bien. Mais les amendes, aussi grosses soient-elles, n'ont pas résolu le problème. Les Gafa demeurent toujours aussi seuls. La nouvelle Commission va devoir aller plus loin. Elle en a le pouvoir et même le devoir. Comment peut-on accepter une telle hégémonie, un jeu d'acteurs aussi étroit ?

Vous prônez un démantèlement « doux ». De quoi s'agit-il ?

L'idée n'est pas, de manière caricaturale, de casser les Gafa en morceaux. Il faut d'abord revenir sur certaines de leurs acquisitions qui ont été acceptées de manière un peu naïve. Dans un second temps, je propose de développer une régulation concurrentielle, avec l'objectif de créer de la diversité là où il n'y a qu'une option. Un peu à l'instar de ce que nous avons fait lors de l'ouverture à la concurrence des télécoms il y a vingt ans. À l'époque, en France, le dégroupage nous a permis d'ouvrir le réseau Internet fixe de l'opérateur historique à de nouveaux acteurs. Cela permet aujourd'hui aux Free, Bouygues Telecom et SFR de concurrencer Orange, l'ex-France Télécom.

En quoi cela consisterait-il pour les Gafa ?

Nous pourrions les obliger à donner accès à la concurrence à certaines données, certaines briques algorithmiques, pour favoriser le développement d'alternatives. Un exemple : pourquoi Google est-il aussi puissant dans la recherche sur Internet ? Parce qu'ils ont une espèce de cartographie des questions et des réponses. Or ces données ont été fournies par les utilisateurs. Si tous les moteurs de recherche avaient accès à ces informations, qui pourraient être considérées comme des données communes, nous leur donnerions un formidable coup de pouce.

À la différence des télécoms qui concernent les marchés nationaux, les Gafa et leurs équivalents chinois, les BATX, eux, sont présents partout. N'est-ce pas un problème pour la mise en place de cette régulation concurrentielle ?

Il est vrai que l'empreinte des Gafa est bien plus grande que celle des opérateurs télécom. C'est pourquoi ma proposition de régulation concurrentielle concerne au moins l'échelle européenne.

Vos solutions ont une importante particularité : elles concernent spécifiquement les géants du Net...

Oui, parce qu'il faut éviter un effet de pollution. Le RGPD [Règlement général sur la protection des données, ndlr] a constitué une avancée législative majeure pour protéger les données des individus. Reste qu'il y a un débat sur ses effets collatéraux, du fait qu'il a créé des contraintes sur les grands acteurs, mais aussi sur les petits. Voilà pourquoi, lorsque je soutiens, par exemple, la proposition de l'économiste Jean Tirole de renverser la charge de la preuve pour éviter les acquisitions dites meurtrières [en demandant aux sociétés concernées de prouver qu'elles ne vont pas plomber la concurrence, ndlr], je vise spécifiquement les Big Tech. Lesquelles pourraient faire l'objet d'une surveillance particulière de l'antitrust.

Vous proposez en fait d'adapter aux Big Tech ce qui a été fait après la crise financière 2008 pour les banques systémiques...

Exactement. Les pouvoirs publics sont inhibés vis-à-vis des Big Tech. Mais si l'on veut favoriser l'innovation, il faut ouvrir le jeu : mieux réguler les Gafa permettra de libérer la capacité des autres acteurs à innover. Mes propositions sont certes un peu radicales et peut-être nous manque-t-il l'équivalent dans la Tech de la crise financière de 2008 pour casser cette inhibition. La gravité du scandale Cambridge Analytica de Facebook aurait dû donner l'alerte. Mais cela n'a visiblement pas été le cas.

Cette inhibition révèle-t-elle selon vous une classe politique dépassée par les enjeux ?

Le débat autour de la régulation des Gafa n'est clairement pas à la hauteur. La loi Avia sur la haine en ligne, en imposant aux plateformes de retirer sous 24 heures les contenus haineux, alimente un peu le fantasme que l'État voudrait « corriger » Internet avec pour bras armé ces grands acteurs. Mais sur le Net, j'invite d'abord à donner du pouvoir aux individus et à la société civile plutôt que tout attendre de l'État. Les propos haineux en ligne existent depuis long- temps. S'ils sont devenus un fléau encore plus insupportable, c'est parce que les réseaux sociaux leur offrent une viralité inédite. Le problème, c'est que Facebook, une entreprise privée, est devenue tellement énorme qu'elle tend à remplacer l'espace public. La solution que je propose sur ce thème est une régulation dite «par la data».

Le rôle de l'État-régulateur devrait être de demander des comptes à la plateforme sur comment elle traite les propos haineux et leur propagation, puis de créer une discussion avec la société civile (défenseurs des libertés, associations de victimes de la haine en ligne...) et les experts (algorithmie...). De cette discussion naîtrait une évaluation des pratiques de la plateforme, puis des recommandations pour améliorer son dispositif et seule- ment en dernier ressort des injonctions.

Faut-il que l'Union européenne soutienne financièrement des concurrents européens aux Gafa ? D'après un document confidentiel, la Commission européenne réfléchirait à lancer un fonds souverain de 100 milliards d'euros pour donner les moyens à des startups prometteuses de devenir des géants...

Je trouve cette initiative très intéressante. Un usage pertinent de ces 100 milliards serait à mon avis de se mettre dans une logique d'acquisition de certains de ces grands acteurs. Je ne crois pas à la « balkanisation » d'Internet, avec un Internet américain, un Internet chinois et un Internet européen. Je pense plutôt que la tendance est à l'Internet des applications. Le Web, qui était à l'origine un espace ouvert, va devenir de plus en plus une mosaïque, avec une quinzaine d'applications dominantes qui arrivent à créer une relation tellement forte avec les utilisateurs qu'elles peuvent s'affranchir des intermédiaires. Les Gafa dominent ces applications, mais le jeu reste un peu ouvert : des services comme Fortnite, Airbnb, Netflix ou encore Spotify ont réussi à s'insérer dans ce club.

Vous voulez donc que l'Europe se mette en position d'acquérir certains de ces services dominants ?

Oui. Je ne parle pas d'acquérir les Gafa, car ils sont trop énormes, même pour un méga-fonds européen. Mais d'autres acteurs sont d'une taille plus abordable. Prenez le secteur du tourisme : la France est la première destination touristique mondiale et de nombreux pays européens sont aussi parmi les plus attractifs. Il devrait y avoir un géant européen du tourisme, mais ce sont des acteurs étrangers - Airbnb, TripAdvisor, Booking.com - qui dominent ce marché. Le fait est que l'Europe a raté une occasion et pourrait la corriger en prenant une participation stratégique dans Airbnb par exemple. Avec 100 milliards d'euros, l'Europe pourrait prendre des participations significatives dans plusieurs géants dans des secteurs bien choisis, comme le tourisme ou la culture, et bâtir autour des écosystèmes plus larges.

Une autre tendance forte sur Internet est la prise de pouvoir des terminaux, avec les smartphones, les objets connectés et les assistants vocaux qui modifient notre expérience du web. Comment doit réagir le régulateur ?

Il est indispensable d'étendre la neutralité du Net aux terminaux. On ne peut plus se contenter de réguler les tuyaux sans regarder ce qui sort des robinets. Le problème s'intensifie avec les assistants vocaux. Sur Google Home par exemple, pourquoi n'a-t-on le choix qu'entre trois ou quatre services de streaming musical, alors qu'il en existe des dizaines ? Lorsqu'on effectue une requête, l'assistant peut nous renvoyer, en toute opacité, vers l'un de ses partenaires commerciaux. Les plateformes devraient expliquer le fonctionnement des algorithmes des assistants vocaux et se montrer transparents sur leurs partenariats. Il faut aussi imposer un droit d'accès.

Par exemple, une application mal ou non référencée sur l'AppStore ou Google Play doit pouvoir le contester, car il s'agit pour beaucoup de startups de leur porte d'entrée vers le grand public. Au cas par cas, le régulateur pourrait demander des explications à Apple ou Google et le forcer à référencer une application, si sa raison pour l'évincer n'est pas suffisante. Ces propositions sont réalistes. L'Arcep les a présentées dans un rapport qui semble recueillir beaucoup d'intérêt à l'international, notamment à Bruxelles. La France pourrait même anticiper et se montrer précurseur sur le sujet.

Une autre proposition originale de votre rapport est le droit d'être représenté par un ambassadeur numérique auprès des géants du Net...

On ne peut pas obliger les plateformes à ouvrir totalement leurs API [interfaces de pro- grammes applicatifs, ndlr]. Mais il faut qu'elles respectent la souveraineté des individus. Chacun pourrait remplir un formulaire en ligne, comme une carte d'identité numérique, pour concentrer ses préférences, ses consentements vis-à-vis des données. Ce logiciel serait géré par des prestataires de service indépendants, que l'État devrait sans doute labelliser pour éviter les manipulations. Plutôt que d'accepter au cas par cas des conditions d'utilisation complexes que personne ne lit, le citoyen indiquerait dans le formulaire les données personnelles dont il autorise l'exploitation, et ce serait aux plateformes d'aller récupérer ce formulaire et de s'adapter en fonction. C'est l'inverse de ce qui se pratique aujourd'hui. C'est un peu « Robin des bois » car on prend du pouvoir aux Big Tech.

Sujets les + lus

|

Sujets les + commentés

Commentaire 1
à écrit le 20/09/2019 à 14:07
Signaler
quand on voit ce qu'il a fait en france, ses bonnes idees inapplicables, ca fait sourire effectivement, la ou il a raison, c'est que c'est moins facile pour un regulateur indepndant d'envoyer au tas une boite qui ne depend pas d'un seul pays que d'e...

Votre email ne sera pas affiché publiquement.
Tous les champs sont obligatoires.

-

Merci pour votre commentaire. Il sera visible prochainement sous réserve de validation.