Naufrage des sous-marins, envol de l’avion du futur ?

Par Hélène Conway-Mouret  |   |  1059  mots
"Nous en revenons à la question de l'autonomie stratégique de l'Europe : sommes-nous prêts à jouer dans la même équipe pour forger ensemble une Europe-puissance capable de défendre ses concitoyens et ses intérêts ?" (Hélène Conway-Mouret) (Crédits : DR)
Comment la France doit-elle sortir de la crise des sous-marins australiens par le haut ? Hélène Conway-Mouret plaide pour la construction d'une Europe puissance afin de représenter une troisième voie dans l'affrontement ouvert entre les Etats-Unis et la Chine. Par Hélène Conway-Mouret, sénatrice représentant les Français établis hors de France et secrétaire de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées.

« Les États n'ont pas d'amis, ils n'ont que des intérêts », affirmait le général De Gaulle. L'annulation par l'Australie du contrat d'environ 35 milliards d'euros conclu en 2016 avec Naval Group pour l'achat de douze sous-marins conventionnels - et ce afin d'acquérir des sous-marins à propulsion nucléaire auprès des États-Unis dans le cadre d'une alliance trilatérale États-Unis/Australie/Royaume-Uni - confirme ses propos.

Ce choix, qui « induit une perte dramatique de souveraineté pour l'Australie et une dépendance matérielle lui interdisant toute liberté » selon l'ex Premier ministre australien Paul Keating, révèle que l'Australie - à l'instar d'un certain nombre de nos partenaires européens - considère elle aussi que seuls les États-Unis sont capables d'assurer sa défense. Cette décision, prise en fonction d'intérêts géopolitiques et d'un partenariat stratégique renforcé, aurait sans doute pu être anticipée si l'État français avait suffisamment protégé ce contrat car la création de l'« Aukus », qui marque une nouvelle étape dans l'éloignement du Royaume-Uni de l'Europe en matière de défense, ne s'est sans doute pas faite en un jour.

Comment sortir de cette crise par le haut

Cela dit, après le temps du dépit, certes compréhensible, de l'apitoiement puis de la réaction diplomatique, doit venir le temps de l'introspection : comment pouvons-nous sortir de cette crise par le haut ? Comment pouvons-nous affirmer notre place sur la scène internationale et singulièrement dans la zone indopacifique, où la France est désormais la seule puissance européenne présente depuis la restitution par les Anglais du territoire de Hong Kong en 1997 ?

D'abord, en tirant les conséquences sans naïveté de la constance de la politique américaine depuis un siècle et du comportement des Américains dans la guerre économique qui se joue au niveau mondial. Georges Clemenceau, sans doute le plus américain des responsables politiques français avec Lafayette, le savait mieux que d'autres. La vie politique américaine est violente, autocentrée et Wilson lui-même, pourtant attaché à la Société des Nations dut en son temps abandonner, sous la pression du Congrès, le rapprochement avec l'Europe qu'il défendait pourtant. Le mutisme de nos partenaires européens, à l'exception des dirigeants des institutions, montre qu'ils se sentent peu concernés par une crise qu'ils considèrent essentiellement comme franco-américaine. Gageons que, sans aller jusqu'au soutien affiché des Danois, ils pèsent surtout le risque de « déplaire » à un allié historique.

Construire l'édifice européen

Ensuite, en poursuivant ensemble la construction de l'édifice européen. Cela passe par la réalisation en commun de projets concrets, à commencer par le Système de combat aérien du futur (le SCAF, porté par la France, l'Allemagne et l'Espagne). Ce programme industriel majeur représente une opportunité unique d'affirmer notre excellence aéronautique, de conserver notre avance en matière d'innovation et de recherche, de maintenir des emplois, des compétences et des technologies de pointe en Europe et ainsi d'avancer dans le développement d'une base industrielle et technologique de défense européenne, même s'il faut regretter la faiblesse du budget affecté au Fonds européen de défense.

Et enfin, en renforçant la confiance mutuelle entre vingt-sept Nations liées par une communauté de destin. En effet, si nous souhaitons représenter une troisième voie dans l'affrontement ouvert entre les deux continents-puissances - comme la diplomatique française a toujours eu l'ambition de le faire depuis un siècle - « la concurrence ne doit pas se faire entre Européens mais vis-à-vis des États-Unis et de la Chine » (selon l'ancien président exécutif d'Airbus Defence & Space Dirk Hoke).

À la lumière de l'annulation du « contrat du siècle », je réitère ici la mise en garde que j'avais déjà formulée dans mon rapport « 2040, l'Odyssée du SCAF », co-écrit avec mon collègue Ronan Le Gleut, publié en 2020 : il est plus que jamais indispensable que les industriels des trois pays membres unissent leurs forces et surmontent leurs rivalités et leurs différends afin de ne pas produire un avion de combat qui aura nécessité des investissements colossaux mais qui sera déjà dépassé au moment de sa sortie parce que le projet britannique - le Tempest, auquel les États-Unis ne sont pas étrangers puisque leur drone Boeing Loyal Wingman pourrait s'y intégrer - aura été mis en œuvre cinq ans plus tôt.

Le Tempest risque fort de rencontrer le même succès que le F35 pour les mêmes raisons et ce alors même que l'on sait l'absence totale de maîtrise que les États qui l'achètent ont sur cet appareil.

Toutes les clefs pour faire du SCAF un succès

Nous avons toutes les clefs pour faire du SCAF un succès. D'une part, le Fonds européen de défense sera utilisé comme un levier pour élargir le nombre d'États-membres parties à ce projet, dont la dimension est intrinsèquement européenne. Le socle franco-germano-espagnol est en effet conçu comme l'embryon d'une autonomie stratégique européenne en matière aéronautique. D'autre part, si la coopération permet à tout le moins de s'assurer que les participants au projet l'achèteront plutôt que des produits concurrents, son exportabilité pourrait être assurée par l'instauration d'une préférence européenne pour l'achat d'équipements militaires au sein de l'Europe, non seulement juridiquement possible mais aussi politiquement souhaitable, afin de pérenniser l'industrie de défense européenne.

Nous en revenons donc à la question de l'autonomie stratégique de l'Europe : sommes-nous prêts à jouer dans la même équipe pour forger ensemble une Europe-puissance capable de défendre ses concitoyens et ses intérêts ? À l'approche de sa présidence du Conseil de l'Union européenne au premier semestre 2022 et de l'adoption de la boussole stratégique, la France tient une occasion d'emporter l'adhésion de ses partenaires européens. Kairos nous impose de saisir cet instant de l'Histoire, pour ne pas en sortir soixante-dix ans après avoir laissé filer la Communauté européenne de défense. Il arrive, exceptionnellement que l'Histoire des Nations se répète. Saurons-nous nous en convaincre ?