Shinzo Abe, tué pour avoir été Keynésien

Par Michel Santi  |   |  760  mots
(Crédits : TORU HANAI)
CHRONIQUE. L'ancien Premier ministre japonais Shinzo Abe a été tué par balles vendredi alors qu'il faisait campagne dans la ville de Nara, dans l'ouest du Japon, en vue des élections sénatoriales. Michel Santi, économiste (*), nous fait le portrait posthume de ce Premier ministre profondément Keynésien.

Il a sorti son pays du dogme pacifiste adopté suite à la deuxième guerre mondiale. Il a largement contribué à transformer le Japon en un pays soucieux de ses intérêts géopolitiques et stratégiques qui a dès lors pu occuper la place qui lui revenait méritait dans la gouvernance sécuritaire mondiale. Il était catalogué de «fasciste» par certains esprits peu évolués. En réalité Shinzo Abe était un activiste civique qui aimait son pays, un homme foncièrement démocrate, et entièrement dédié à renforcer le Japon.

Il avait pourtant hérité d'un pays en crise profonde, économique et financière bien-sûr mais également existentielle. Il dut ainsi gérer une spirale déflationniste insidieuse et sans fin, l'implosion du marché du crédit, une liquéfaction immobilière absolument sans précédent, la quasi éradication de son marché boursier, une productivité en déclin permanent, la perte de compétitivité de ce que furent les entreprises légendaires du Japon, une démographie en berne, les conséquences d'un tsunami ayant dévasté Fukushima et tué 16.000 personnes... Que d'articles j'ai écrit sur Shinzo Abe, sur son exceptionnel volontarisme et sur son programme original qui portait son nom («Abenomics») fondé sur les fameuses «3 flèches» qui permirent enfin au pays de se sortir par le haut de sa double décennie perdue, de renouer avec la croissance et de stabiliser les ratios dette publique/PIB.

Dans "Si seulement nous étions tous japonais", j'expliquais comme il eut le courage d'appliquer un programme fondamentalement keynésien consistant à augmenter la dépense publique, à mettre en place par sa banque centrale interposée une politique de création monétaire massive tout en décrétant des réformes structurelles autorisant l'assainissement à long terme de son économie.

Dans "Le Japon au bois dormant", je détaillais la détermination que fut celle du Premier Ministre Abe dès son avènement qui n'a lésiné ni reculé devant aucune décision censée sortir son pays de la léthargie dans laquelle il s'était enfoncé depuis une trentaine d'années. Grâce à Abe, le Japon put et sut faire face à son destin, et même le forcer. En conjurant le sort par une authentique révolution culturelle et des mœurs ayant régénéré le marché du travail par l'apport des femmes, des vieux et des étrangers.

Dans "Ce Japon qui n'en finit pas de nous surprendre", je démontrais les mesures prises sous son impulsion consistant à littéralement harceler les entreprises nippones pour embaucher toujours plus de femmes, ou à développer le système de crèches afin de faciliter le travail des femmes, ayant permis aujourd'hui au Japon d'avoir un taux d'emploi féminin supérieur à celui des Etats-Unis. Ayant trouvé un pays fermé voire xénophobe, Abe révolutionna la posture de son pays car la politique vis-à-vis de l'immigration fut bouleversée. Dès 2017, les procédures pour obtenir le statut de résident japonais furent notoirement facilitées et raccourcies, autorisant les travailleurs étrangers à affluer de manière quasi exponentielle. Un fantastique coup de jeune fut donc donné à une nation qui en avait bien besoin, car par exemple près de 20% des moins de 20 ans habitants à Tokyo aujourd'hui sont nés hors du Japon.

Face au déclin japonais jugé inéluctable par nombre d'observateurs et de responsables étrangers, confronté à une démographie catastrophique, Shinzo Abe déroula toute sa détermination à maintenir le rang de son pays. Sa conviction s'inspirait largement de Keynes qui partait du principe que, jusqu'à preuve du contraire donc, on ne peut compter que sur les Etats pour sauver l'économie, par l'entremise d'un secteur public fort et performant, par de la dépense publique déterminée, par l'activation énergique de la politique monétaire. Je montre, dans "Japon, miroir du monde", comme le Japon fut un laboratoire, mais également un cimetière où économistes et théoriciens durent enterrer leurs certitudes. Ce pays agit en effet comme un révélateur de vérités peu agréables à entendre pour tout économiste orthodoxe car il perturbe toutes les idées reçues.

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(*) Michel Santi est macro-économiste, spécialiste des marchés financiers et des banques centrales. Il est fondateur et directeur général d'Art Trading & Finance.
Il vient de publier « Fauteuil 37 » préfacé par Edgar Morin. Il est également l'auteur d'un nouvel ouvrage : « Le testament d'un économiste désabusé ».
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