« L’expérimentation en France est totalement bridée » (Eric Piolle, maire de Grenoble)

Par Propos recueillis par Dominique Pialot  |   |  1697  mots
Eric Piolle est le seul maire écologiste d'un grande ville, Grenoble (160.000 habitants) (Crédits : DR)
Quand Eric Piolle, seul maire écolo d’une grande ville française (160.000 habitants), vient à Paris, une semaine après la belle performance de son parti aux élections européennes, son agenda déborde. On le rencontre entre un rendez-vous avec David Cormand (secrétaire national d'Europe Écologie - Les Verts) et un autre avec l’économiste Pierre Larrouturou.

Quel avenir voyez-vous aux Verts français après leur score aux élections européennes du 26 mai dernier ?

Historiquement, l'écologie politique a joué un rôle de lanceur d'alerte et d'aiguillon du pouvoir socialiste productiviste. Aujourd'hui,  le temps de l'alerte est passé, il faut passer à autre chose, assumer d'être une potentielle majorité culturelle.

L'ancien modèle fondé sur le bi-partisme a fait long feu. La droite conservatrice, dépassée par la mondialisation et le libéralisme, gère les conséquences de ce modèle. La gauche socialiste aussi a abandonné la volonté de changer le monde et se contente de gérer les effets de bord, comme le chômage. Tout s'effondre. Le paysage actuel, c'est un modèle qui va toujours plus loin, toujours plus ultra-libéral. Macron est un avatar de cet effondrement, et assume pleinement ce modèle ultra-libéral et néo-darwinien, qui ignore totalement la fraternité.

Votre action à Grenoble se situe autant sur le plan social qu'environnemental. Pour vous l'écologie c'est social ?

L'écologie est forcément sociale, car les crises écologique et sociale ont les mêmes racines et entraînent peur et repli sur soi. Cela laisse un espace majeur pour ceux qui ont envie de vivre différemment. Nous vivons dans un monde très angoissé par l'urgence écologique. « Combien de temps avons-nous devant nous ? »  Or ce n'est pas cela, mais la culture - même si elle peut parfois être mêlée de colère - et le positif qui mettent les gens en mouvement.

Il faut nourrir ce désir de sens et amener les gens vers le plaisir de changer. C'est ce que nous faisons par exemple à Grenoble sur la mobilité, en élargissant le centre ville piéton grâce à des trottoirs et des voies de bus dédiées, des chronovélos (voies express dédiées exclusivement aux cyclistes), etc. C'est positif pour le commerce, pour réduire la pollution, pour la santé...

Il est de notre responsabilité de changer notre culture pour devenir leaders de majorité. C'est ce qu'on a fait en 2014 à Grenoble, avec des équipes, une force de travail, des méthodes, un projet et une incarnation, ce qui nous a permis de l'emporter (avec 29% des voix dès le premier tour, 40% au second tour, ndlr).

Nous ne partions pas de rien, nous avions derrière nous 40 ans de militantisme, la remunicipalisation de l'eau, la lutte contre la corruption avec l'affaire Carignon (ancien maire de Grenoble condamné en 1996 pour corruption), des combats pour l'intérêt général et les biens communs...

De quelles initiatives êtes-vous le plus fier ? Certains sont-elles transposables à d'autres villes ?

Garantir les sécurités, chérir les biens communs et nourrir le désir de sens...C'est cela qui guide notre action.

Nous avons instauré le 2 mai dernier la plus grande ZFE (zone à faibles émissions, qui interdit aux poids-lourds et utilitaires de vignette Crit'air supérieure à 4 l'accès au centre-ville de Grenoble et de neuf autres communes de la métropole en journée), bientôt j'espère, la première voie de co-voiturage de France....Faire passer le taux moyen d'occupation des voitures de 1,04 à 1,15, cela permet d'éliminer de la circulation 10.000  voitures. Notre plan territorial de lutte contre la pollution a été étendu par l'Etat en 2016.

Dans l'alimentation, nous avons multiplié la part de bio et de local par trois, et instauré deux repas végétariens dans la restauration collective.

L'agriculture urbaine et la végétalisation (déjà 5.000 arbres plantés, et un objectif de 15.000 en 2030) sont perçues très positivement. En revanche, certaines initiatives, notamment celles en lien avec la circulation, se heurtent à plus de résistance au changement.

En matière de santé, si nous parvenions à respecter les seuils de l'OMS sur la qualité de l'air, nous gagnerions 3,5 ans d'espérance de vie.

Nous sommes la première collectivité à salarier des travailleurs pairs, qui interviennent sur divers sujets tels que les pratiques alimentaires, les économies d'énergie, l'accès au logement, auprès des habitants de leur voisinage, dont l'action est nettement plus efficace que celle de la ville.

Nous investissons 120 millions d'euros pour atteindre 100% d'énergies renouvelables (hydroélectricité, photovoltaïque et éolien) en 2022, nous avons le deuxième plus long réseau de chauffage urbain de France.

Nous avons changé 80% des points d'éclairage public, ce qui représente un investissement de 12 millions d'euros avec un temps de retour sur investissement de 10 ans. Cela nous a déjà permis d'économiser 30% du budget éclairage, tout en améliorant la sécurité et en diminuant la pollution lumineuse par cinq.

Certaines orientations prises à l'échelle nationale vous freinent-elles dans vos projets ?

Celle que nous subissons de plein fouet, c'est la baisse des dotations de l'Etat, qui représente pour la ville un mois de budget de fonctionnement. Nous sommes l'une des villes les plus endettées de France. Quand nous sommes arrivés en 2014, l'épargne nette était négative, et les impôts très élevés ; mais l'épargne est redevenue positive depuis deux ans et nous n'avons pas touché aux impôts.

On pourrait également aller plus loin si l'on modifiait la comptabilité des collectivités en tenant compte des retours sur investissement, comme c'est le cas pour les entreprises. Notre premier plan d'investissement porte sur la rénovation thermique de trois écoles. Un temps de retour sur investissement de 30 ou 40 ans, c'est tout à fait acceptable pour une collectivité, contrairement à une entreprise. Comme nous le proposions déjà dans le Green new deal (poussé notamment par l'économiste Pierre Larrouturou), il faut changer ces règles comptables, totalement archaïques, pour booster l'investissement public lorsqu'il s'agit de transition écologique.

Autre frein lié à la réglementation nationale : l'expérimentation qui, en France, est totalement bridée. Sur le passage aux 70 km/h (sur 3,5 kilomètres de l'A480, ndlr, dont l'arrêté préfectoral a été signé en février dernier, ndlr), l'Etat a fini par lâcher. Pour la voie de co-voiturage, nous attendons la décision...Mais nous avons été attaqués par l'Etat sur la participation citoyenne. Que ce soit à Paris, Rennes ou Grenoble, la démocratie participative change le rapport du service public aux habitants. A Grenoble, cela a fait naître 40 projets sur 18 kilomètres carrés, depuis la passerelle sur les berges pour les coureurs jusqu'à une structure de jeux géante, en passant par des pigeonniers contraceptifs, un mur d'escalade, 500 nichoirs construits et installés par les habitants... Mais nous sommes actuellement en appel suite à une décision remettant en cause le vote ouvert à tous les habitants de plus de 16 ans (et non 18), dont les étrangers et la reprise des résultats des votes en délibération...Pourtant, dans le même temps, nous recevions des délégations de sénateurs intéressés par notre initiative !!!

Comment partagez-vous votre expérience à Grenoble avec d'autres villes?

Depuis 2017 nous organisons la biennale des villes en transition, qui a attiré cette année 50.000 participants de toute l'Europe, d'Amérique du Nord, du Sud, du Maghreb et de l'Afrique. Ces événements favorisent les échanges d'expériences. Ainsi, les pistes pour vélos surélevées nous ont été inspirées par l'exemple de Copenhague. Avec 9.000 vélos en libre service (à comparer avec 20.000 Vélib à Paris avant le changement de prestataire, ndlr) la pratique de la bicyclette est très développée, cela représente 15% des déplacements. Pour notre centre de distribution urbaine, nous nous sommes inspirés de l'Italie, pour l'agriculture urbaine, nous échangeons beaucoup avec le Canada...

Les villes ont besoin de l'Europe. Nous candidatons pour être la capitale verte européenne en 2022. C'est un sujet fédérateur qui peut entraîner tout le monde, y compris les acteurs économiques. C'est souvent l'Europe qui aide à l'instauration de normes environnementales. Tout n'est pas parfait, mais globalement, Bruxelles est plus volontaire que l'Etat français.

En France, j'échange notamment beaucoup avec Damien Carême (ancien maire de Grande-Synthe, élu sur la liste de Yannick Jadot, ndlr). Mais Grande-Synthe se trouve dans une situation exactement inverse de la nôtre : alors que nous sommes une municipalité pauvre dans une ville riche, eux sont riches dans une ville pauvre. Grenoble a raté le train de la métropolisation. La ville a les dépenses de fonctionnement les plus élevées, et la métropole les plus faibles.

Vous avez fait état de vos échanges avec les gilets jaunes de votre région...

Les gilets jaunes, pour moi, ce sont des gens sortis de l'isolement. Le contre de « ceux qui ne sont rien ».  On a justement besoin aujourd'hui de gens qui soient « désaffiliés du système », pour reprendre les mots de Jacques Toubon. C'est une question de fraternité. Je déteste l'expression « ne laisser personne au bord du chemin ». On a au contraire besoin de la contribution de ces gens-là.

Ce ne sont pas les gens qui sont tout en haut du système qui vont scier la branche sur laquelle ils sont assis.

Ces actions emportent-elles l'adhésion de vos administrés ? Etes-vous confiants pour les municipales de 2020 ?

Les Grenoblois sont très engagés sur le climat. Par exemple, les marches ont attiré 15.000 personnes, pour 50.000 à Paris. Mais nous ne nous estimons pas propriétaires du pouvoir.

Ce qui m'anime, c'est la conduite du changement. Il faut donner envie, puis passer au désir et au plaisir. Ce possible créé à Grenoble est très fort, surtout dans la structuration LREM qui nie toute forme de fraternité et prône une forme de né-darwinisme, alors que nous ne sommes pas tous faits du même bois.

L'écologie est-elle compatible avec le système capitaliste ou faut-il un changement radical et brutal ?

Comme nous l'a enseigné l'histoire, nous n'avons pas intérêt à ce que la bascule soit trop brutale. Nous travaillons sur une conversion radicale et pragmatique à la fois. On s'entraîne dans la joie et l'esthétique. La culture produit des effets exactement contraires à la peur. La société a besoin de rites, il faut ré-introduire de la spiritualité.