Evan Spiegel, 23 ans, l'homme qui refuse les milliards (de Facebook)

Par Marina Torre  |   |  1024  mots
Décidément imprévisible, Evan Spiegel, le PDG de Snapchat, a refusé de développer une application pour la Google Glass (Capture d'écran YouTube, video Techcrunch)
Qui peut se permettre de décliner une offre de 3 milliards de dollars émanant d'un titan du web comme Facebook? Evan Spiegel, PDG et cofondateur de l'application d’échange de photos, Snapchat ,s'est permis cette audace. Portrait.

"C'est sans doute effrayant quand un géant envahit votre espace... mais nous voyons maintenant cela comme le meilleur cadeau de Noël que l'on puisse nous faire."

C'est ainsi qu'Evan Spiegel commentait le lancement en septembre de "poke" par le réseau social Facebook, une fonctionnalité très proche de celle de son "Snapchat". En ironisant sur ce "cadeau", il était encore bien loin du compte... puisque Facebook justement lui a proposé quelque 3 milliards de dollars pour acheter son application d'échange de photos! Une offre qu'il a poliment refusée car il espère pouvoir la valoriser encore plus, comme l'indiquait mercredi le Wall Street Journal.

Un "non" à 4 milliards?

De quoi susciter les rumeurs les plus folles sur les prétentions du jeune entrepreneur californien. D'après le blog Valleywag, dédié aux coulisses de la Silicon Valley Evan Spiegel aurait même repoussé les avances de Google qui était prêt à débourser jusqu'à 4 milliards de dollars pour s'offrir la "kill app" préférée des ados. 

Pour les plus de 15 ans qui seraient passés à côté du phénomène, "Snapchat", c'est cette fameuse application qui permet de s'envoyer des photos qui seront automatiquement détruites après avoir été visionnées. 

Un projet d'étudiant qui laisse sceptique

Evan Spiegel, 23 ans, l'a conçue en 2011, avec Bobby Murphy, un ami de Stanford dans le cadre d'un projet de fin d'année pour son cours de design. Dès le départ, le concept fait lever des sourcils. Comme le jeune PDG le racontait lui-même en 2012, lors de la présentation de leur projet, les camarades de classe des deux compères objectent que Snapchat n'intéressera, au mieux, que ceux qui souhaitent s'envoyer des photos coquines.

Il est vrai qu'avec cette application, le "sexting" a trouvé un support de choix puisqu'il limite les risques de voir ces images compromettantes circuler sans contrôle (même si des informaticiens ont cependant trouvé des failles dans le système de suppression automatique). 

"C'est marrant"

C'est d'ailleurs l'une des principales critiques toujours formulées à l'égard de Snapchat: l'application ne ferait qu'encourager les adolescents à s'échanger des photos d'eux dénudés. A cela, son co-créateur apporte invariablement les mêmes réponses. La première est sommaire:

"C'est marrant. Point".

Et cela suffirait aux utilisateurs, affirmait-il dans un entretien accordé à l'agence AP en février. De fait, au mois de septembre 2013, Snapchat avait déjà su convaincre 350 millions d'utilisateurs (contre 200 millions trois mois plus tôt!)

Un chantre de l'impermanence

Son second argument est plus profond. Evan Spiegel a fait de sa trouvaille un moyen de promouvoir le droit à l'oubli à une époque où, bien qu'étant virtuelle, toute action numérique laisse sur la toile une trace indélébile. Dans une interview au magazine Forbes en 2012, le jeune homme regrettait ainsi:

"Les gens vivent avec ce fardeau immense de devoir gérer l'équivalent digital de leur personnalité."

Profils sur les réseaux sociaux, blogs, tweet et même conversations privées... tout ce qui est échangé sur le web ou via les terminaux mobiles est conservé. Ce qui provoque par ailleurs une surabondance contre-productive de données. L'entrepreneur observe ainsi:

"Aujourd'hui, la plupart des entreprises sont construites sur l'idée de tout conserver pour ensuite créer une tonne de logiciels afin d'organiser tout cela dans l'espoir de trouver plus tard les choses qui sont importantes."

Protéger l'idée de génie

C'est cela que Snapchat propose de dépasser, et c'est ce qui fait sa force au yeux de son inventeur. L'application symboliserait l'idée qu'il faudrait plutôt tout supprimer par défaut et ne garder que l'essentiel. Cette théorie toute simple vaudrait de l'or. Alors qu'elle n'en était qu'à ses balbutiements, Evan Spiegel le revendiquait déjà.

A l'époque, en 2011 donc, l'un de ses professeurs et mentors à Stanford, Peter Wendell, lui fait rencontrer ses amis des fonds de capital-risque, raconte le magazine The Newyorker. L'étudiant d'alors s'inquiétait du risque de "perdre le contrôle de l'entreprise". Déjà. Il refuse même de rencontrer des employés de Twitter, de peur de se faire voler son invention.  

Les bons conseils d'une lycéenne

Mais il n'a cependant pas repoussé tous les investisseurs. Après une première phase de tests auprès de ses camarades, l'application se répand et grimpe rapidement dans le top des plateforme de téléchargement.

Cela ne manque pas d'attiser les convoitises. Un jour, début 2012, il reçoit un message - sur Facebook, évidemment - de Jeremy Liew, qui travaille pour la société de capital-risque Lightspeed Venture partners. Evan Spiegel raconte d'ailleurs à propos de cette rencontre une anecdote révélatrice : Jeremy Liew aurait entendu parler de Snapchat grâce à l'un de ses collègues dont la fille, adolescente, l'a sacré comme l'une de ses applications préférées après Instagram et Angry Bird. 

Papa ne voulait plus payer

Or, pour continuer de développer Snapchat, le petit boulot de son associé Bobby Murphy, ne suffit plus. "Mon père ne voulait plus payer pour les photos qui disparaissent", raconte en outre le jeune entrepreneur qui a laissé tomber Stanford pour retourner vivre dans l'appartement paternel à Los Angeles. A Lightspeed, il dit oui.

Sa première levée de fonds de près de 500.000 dollars lui permet de régler ses factures pour payer les hébergeurs de serveurs. D'autres investisseurs suivront. En février 2013, Benchmark Capital, une autre société de capital-risque, a réuni un tour de table pour lui apporter 13.5 millions de dollars, valorisant la start-up entre 60 et 70 millions de dollars. 

Savoir dire "non"

Reste pour Evan Spiegel à trouver le moyen de monétiser sa pépite, pourquoi pas en intégrant des fonctionnalités payantes à son application. Mais il ne le fera sans doute pas à n'importe quel prix. Décidément capable de dire "non" quand il le juge nécessaire, il a ainsi refusé de développer une application pour les Google Glass "parce qu'elles mettent les [utilisateurs de snapchat] mal à l'aise".