Et si le big data faisait émerger « un marché du travail qui s’ignore » ?

Par Pierre Manière  |   |  1076  mots
François Béharel, le président de Randstad France.
Pour mieux faire coïncider les besoins des employeurs avec les compétences de ses candidats, Randstad dévoile une solution basée sur l’analyse des « mégadonnées ». D’après le spécialiste de services en ressources humaines, ce type d’outil constitue une avancée pour « fluidifier » davantage le marché du travail. Et pourquoi pas, faire enfin baisser le chômage. Explications.

François Béharel n'est pas du genre à tourner autour du pot. Lors de la présentation d'une solution maison visant à aider ses candidats à trouver plus facilement du travail, le président de Randstad France finit par lâcher une bombe : « Soudeur, en soi, ça ne veut rien dire ! » Pourquoi ? Parce qu'aux yeux du patron de la filiale française du géant mondial des services en ressources humaines, le temps de la segmentation du travail par métiers a vécu. L'important, au fond, ce sont les compétences des individus. Et in fine, elles seules intéressent vraiment les entreprises qui embauchent.

Derrière ce postulat se cache surtout une opportunité. De fait, s'il est possible de définir un poste par un éventail précis de compétences, alors on démultiplie le nombre de candidats potentiels, au-delà du seul et réducteur périmètre « métier », comme c'est le cas actuellement. « Si une entreprise cherche des soudeurs et qu'il n'y en a pas - ou trop peu - sur son bassin d'emploi, on peut faire une recherche par compétences », illustre François Béharel. Ce faisant, il affirme qu'on peut trouver, par exemple, « des métalliers » ou « des tuyauteurs » disponibles et parfaitement capables de répondre aux besoins de la société. Ou qui peuvent l'être rapidement, moyennant une courte formation. En créant des passerelles entre les métiers, Randstad veut donc profiter d'une « fluidification » du marché du travail, grippé depuis plusieurs années.

Un outil « d'aide à la décision »

Mais si la logique fait sens, comment la mettre en œuvre ? Grâce au big data. Au Numa, l'un des incubateurs de startups les plus côtés de Paris, Randstad a dévoilé mardi un nouveau logiciel. Celui-ci utilise les « mégadonnées » pour faire coïncider les compétences recherchées par ses clients avec celles de ses candidats. Pour ce faire, le géant des services RH a donc croisé sa base « de 3 millions de CV » (qui comprend quelques « 1.000 qualifications et 11.000 compétences ») avec les 12 millions d'annonces récoltées chaque années sur la Toile, et les données du marché du travail disponibles via des organismes publics comme l'Insee ou Pôle Emploi.

Destiné pour l'heure à un usage interne, le logiciel n'a pas été façonné comme « les outils classiques de 'matching' », précise Randstad, égratinant sans les citer les réseaux sociaux professionnels LinkedIn et Viadeo. Aux yeux du groupe, il s'agit là davantage d'un « outil stratégique d'aide à la décision » pour les entreprises et les candidats. Rien de moins.

Décortiquer un bassin d'emploi

Une fois lancé, le logiciel affiche carte de France interactive, où peut lancer différents types de recherches. Pour un bassin d'emploi donné (une ville ou un département), une entreprise peut visualiser en temps réel quels sont les métiers - et compétences, donc - actuellement disponibles chez Randstad. Il est aussi possible de remonter dans le temps, pour voir si une main d'œuvre spécifique se tarit. Ou au contraire, si elle a le vent en poupe. Mieux, l'entreprise pourra glaner des informations sur ses concurrents qui lorgnent les mêmes talents qu'elle... Grâce à ces informations, un grand groupe sera, d'après Ranstdad, mieux armé pour recruter ses troupes, en privilégiant au besoin les compétences plutôt qu'un métier en particulier. En parallèle, l'employeur pourra utiliser ces connaissances locales pour mieux préparer une implantation. Ou même anticiper, dans certains cas, le reclassement de ses salariés.

Côté candidat, la démarche est similaire. Après avoir passé au crible les compétences d'un demandeur d'emploi, celles-ci sont passées au révélateur du bassin d'emploi concerné. Le logiciel mouline. Et lâche son verdict. « On fait office de conseiller d'orientation », indique François Béharel. Lequel se glisse dans la peau d'un candidat : « Je souhaite exercer un métier, mais est-ce possible au vu des offres d'emploi disponibles ? Quels sont mes chances de succès sur ce marché ? Quel est le niveau de salaire ? Ne devrais-je pas réviser un peu l'image que j'ai de mon avenir en fonction de ces données ? Si j'anticipe des difficultés dans mon bassin d'emploi, que dois-je faire pour contourner ce problème ? » A ses yeux, l'outil sera précieux pour inciter un candidat dans l'impasse à se remettre en question. Et pourquoi pas le convaincre de suivre une formation dont les compétences sont prisées non loin de chez-lui...

Ouvrir les données publiques

Mais Randstad ne veut pas en rester là. Pour le groupe, nul doute que son innovation intéressera les organismes publics, privés et les collectivités pour « gagner en compétitivité ». En faisant l'inventaire des compétences rares sur leur territoire, ils pourraient convaincre certains employeurs de venir chez-eux, affirme François Béharel. A l'échelle d'une ville, d'un département ou d'une région, les « mégadonnées » pourraient aussi s'avérer précieuses pour piloter finement les politiques d'emploi et de formation. Comment ? En identifiant les compétences « manquantes au bon développement d'une industrie », fait valoir Randstad. Or sur ce front, une telle avancée ne serait pas du luxe, dit en substance François Béharel. Très critique sur les « 38 milliards d'euros dédiés à la formation » dépensés chaque année dans l'Hexagone, il voit dans son outil un moyen de mieux cibler les besoins. Et, en clair, de ne plus jeter les deniers publics par la fenêtre.

Pour le patron de Randstad France, il ne s'agit là que d'un début. « La prochaine étape, c'est le prédictif », assure-t-il. En anticipant l'arrivée de nouveaux métiers sur un bassin d'emploi, on pourrait, très en amont, conseiller un candidat sur son devenir professionnel. Mais si les possibilités paraissent presque infinies, encore faut-il disposer de suffisamment de données pour les faire éclore. Or la solution de Randstad ne tourne qu'avec sa propre base de CV. Elle gagnerait donc beaucoup en efficacité si elle fonctionnait avec tous les candidats français. Bref, « il faut rendre ces infos publiques », plaide François Béharel. Pour lui, l'enjeu est énorme : il s'agit « de faire émerger un marché du travail qui s'ignore », alors que la France compte toujours 3,8 millions de chômeurs. Le gouvernement et Pôle Emploi sont prévenus.