Le cloud à la française, histoire d'un flop ?

Par Delphine Cuny  |   |  1035  mots
"Restaurer la souveraineté numérique de la France", l'objectif initial du projet Andromède.
La montée à 100% dans Cloudwatt envisagée par Orange signifie-t-elle la fin du projet gouvernemental de « cloud souverain » ? Elle atteste d’un échec commercial, et son concurrent Numergy, piloté par SFR et Bull, également soutenu par l’Etat, n’a fait qu’à peine mieux.

« Gameover » ironise Octave Klaba, le fondateur et directeur d'OVH, le premier hébergeur français qui exploite 17 centres de données. L'annonce par Orange de discussions en vue de racheter les parts de la Caisse des dépôts et de Thales dans sa co-entreprise Cloudwatt est analysée par de nombreux acteurs du secteur comme l'enterrement du projet gouvernemental de «cloud à la française », un cloud souverain made in France. Le projet, baptisé initialement Andromède, remonte à 2009 : François Fillon, alors Premier ministre avait expliqué vouloir voir naître un grand partenariat public privé dans le « cloud computing », l'informatique « en nuage » (à distance et à la demande), soutenu dans le cadre du Grand emprunt :

« Il faut absolument que nous soyons capables de développer une alternative française et européenne dans ce domaine, qui connaît un développement exponentiel, que les Nord-Américains dominent actuellement » avait fait valoir le Premier ministre de l'époque.

Mêlant soutien à la création d'une filière et enjeu stratégique de localisation sur le territoire des données, en particulier des plus sensibles (santé, etc), un appel à manifestation d'intérêt avait été alors lancé, l'Etat étant prêt à financer à hauteur de 285 millions d'euros un futur champion français du cloud. Trois acteurs s'étaient d'abord associés en déposant un dossier commun en mai 2011, Orange, Thales et Dassault Systèmes. Mais ce dernier avait ensuite claqué la porte et rejoint un consortium concurrent mené par SFR et Bull, avant de finalement renoncer à y participer. Ces débuts chaotiques auguraient peut-être de la difficile gouvernance à mettre en place entre des acteurs aux intérêts parfois divergents.

L'Etat français avait finalement décidé de répartir l'enveloppe entre les deux projets, Cloudwatt et Numergy (SFR et Bull) évoquant une saine émulation entre « deux locomotives pour l'écosystème du cloud » :

«Le gouvernement a décidé de soutenir deux projets «cloud» de taille critique face à la concurrence nord-américaine. La volonté de l'Etat est de privilégier l'effet de levier plutôt que la concentration des efforts sur un seul projet. L'émulation ne peut apporter que des bénéfices. Cela permet aussi de partager le risque financier sur deux projets», avait justifié la ministre déléguée à l'Economie numérique, Fleur Pellerin, en octobre 2012, à la création de Cloudwatt.

Bilan peu glorieux

Plus de deux ans après la naissance de ces futures « locomotives », le bilan n'est pas très glorieux. Le « tournant » souhaité par Orange chez Cloudwatt, « l'accélération commerciale » qu'il espère impulser en devenant seul maître à bord, sont somme toute un aveu d'échec : la coentreprise, qui emploie environ 90 personnes, aurait réalisé un peu moins de 2 millions d'euros de chiffre d'affaires en 2014, quand Cloudwatt ambitionnait à sa création d'en générer 500 millions d'euros à l'horizon 2017 avec 300 à 500 emplois directs ! Initialement, le projet Andromède à trois acteurs (avec Dassault) envisageait même 597 millions d'euros de chiffre d'affaires cumulé en 2015 !

Numergy fait à peine mieux : l'entreprise détenue à 47% par SFR (désormais intégré à Numericable) avait pour objectif un chiffre d'affaires de 6 millions d'euros en 2014, très loin des ambitions initiales là aussi. Le second attelage du « cloud à la française » espérait engranger 400 millions d'euros de recettes en 2016, avec 400 emplois, ce qui semble à ce stade hors de portée. « La prise de contrôle de Cloudwatt par Orange va forcément faire réfléchir les actionnaires de Numergy » estime un spécialiste du secteur. La piste d'une fusion avait même été envisagée et poussée par Bercy ces derniers mois, mais les changements d'actionnaires de SFR et de Bull (racheté par Atos, lui-même acteur important du cloud) ont compliqué la donne.


L'objectif semblait louable de « restaurer la souveraineté numérique de la France » et de soutenir le développement d'une filière industrielle dans un domaine porteur. Mais dès le départ, l'initiative a été mal comprise et critiquée. Des « clouds français » existaient déjà, à l'image d'OVH, d'Ikoula, de Gandi ou d'Oodrive, qui ont perçu le soutien financier de l'Etat comme une concurrence déloyale.

« Les clouds nationaux existaient déjà : il y a donc un défaut originel » estime ainsi Olivier Rafal de Pierre Audoin Consultatnts. Le soutien à deux projets concurrents n'allait « pas dans le sens de la concentration et des économies d'échelle » relevait de son côté le cabinet Kurt Salmon, alors que « la taille critique » est un facteur clé de succès dans « la guerre du cloud Iaas », pour « infrastructure as a service » [capacités de stockage ou de calcul informatiques à la demande NDLR]

Peut-on pour autant conclure à l'enterrement du projet gouvernemental de « cloud souverain » ? A l'ère post-Snowden, les révélations sur le programme Prism de surveillance de masse de l'agence américaine de renseignement (NSA) ont en fait accru la demande de localisation des données en France, un argument mis en avant y compris par l'Américain Microsoft auprès de ses clients français, notamment les collectivités et autres institutions publiques.

« Le concept de cloud souverain est au contraire renforcé puisque Cloudwatt sera arrimé à un groupe dont l'Etat français est un actionnaire majeur » fait valoir un dirigeant d'Orange. « Le levier de l'Etat a été important, il a permis de gagner du temps et de faciliter le développement de la plateforme opensource. L'Etat a joué son rôle d'initiateur, d'aide au démarrage » ajoute cette source.


Quant à la polémique sur le gâchis d'argent public, l'Etat devrait finalement en partie arrêter les frais puisque seule la moitié environ des 75 millions d'euros qui devaient être investis dans Cloudwatt aurait été dépensée à ce stade. Les discussions en cours doivent permettre d'aboutir à un compromis sur l'évaluation des parts de la Caisse des Dépôts (33,3%) et de Thales (22,2%). La CDC restera-t-elle à l'avenir au capital de Numergy, qui deviendrait donc le seul cloud souverain « officiel » ?

Des experts du secteur relèvent que le marché du cloud français dans son ensemble a pris du retard, pour questions de maturité des entreprises hexagonales sur leur transformation numérique. « Les choses bougent, la messe n'est pas dite » veut croire l'un d'eux.