Extension du décret Montebourg : "L'État risque de casser la French Tech" (Jean-David Chamboredon)

Par Sylvain Rolland  |   |  1183  mots
Jean-David Chamboredon, le président de France Digitale et ancien chef de file du mouvement des Pigeons. (Crédits : Reuters)
Le milieu du numérique français voit rouge suite à l'annonce d'Edouard Philippe d'étendre le décret Montebourg à l'intelligence artificielle, aux composants et au big data. Entretien avec Jean-David Chamboredon, porte-parole des Pigeons et l'un des chefs de file de la contestation.

"On a mis 4 ans pour effacer la connerie de Dailymotion/Yahoo. Le mot d'ordre aux US était 'attention si tu investis dans une société française, tu n'es pas sûr de pouvoir la revendre'...". Cette réaction, signée Carlos Diaz, entrepreneur français basé à San Francisco, est un bon indicateur de la stupéfaction du milieu de la tech française suite à la bombe lâchée vendredi dernier par le Premier ministre, Edouard Philippe.

Alors que l'un des fleurons français, L'Oréal, pourrait bientôt faire l'objet d'une OPA hostile du groupe Nestlé, le gouvernement a décidé de renforcer la protection des entreprises considérées comme "stratégiques". Sa méthode : renforcer le décret créé en 2014 par Arnaud Montebourg, qui prévoit pour certains secteurs et dès lors que l'ordre public, la sécurité publique ou la défense nationale sont menacés, l'obligation des investisseurs étrangers d'obtenir une autorisation préalable de Bercy, généralement accordée en contrepartie d'engagements. L'énergie, la défense ou encore les télécoms sont soumis à ce droit de regard. Désormais, l'exécutif voudrait l'étendre à l'intelligence artificielle, au spatial, au stockage des données, aux semi-conducteurs et aux infrastructures financières.

| Lire aussi : Le gouvernement renforce la protection des entreprises stratégiques françaises

Mais l'écosystème du numérique français, traumatisé par l'affaire Dailymotion qui avait effrayé les investisseurs, voit rouge. Jean-David Chamboredon, président du lobby du numérique France Digitale et porte-parole des Pigeons, explique pourquoi.

LA TRIBUNE - Vous êtes rapidement monté au créneau pour dénoncer l'extension du décret Montebourg sur les investissements étrangers à certains secteurs du numérique dont l'IA et le big data. Pourquoi considérez-vous que cette annonce est dangereuse pour la tech française ?

JEAN-DAVID CHAMBOREDON - Nous ne contestons pas le bien-fondé de vouloir protéger les intérêts nationaux contre les prédateurs étrangers. Mais le Premier ministre a lancé une annonce aux effets dévastateurs à l'international, sans donner de précision sur son périmètre d'application et sans concertation en amont avec l'écosystème du numérique. Faire une annonce de cette envergure sans se donner la peine d'expliquer comment le décret fonctionnera est une méthode très étonnante, qu'on n'attendait pas de ce gouvernement.

Sur le fond, je m'interroge aussi. L'Etat considère l'intelligence artificielle comme stratégique, mais demain l'intelligence artificielle sera absolument partout, y compris dans les composants et dans tous les nouveaux logiciels. Cela veut-il dire que l'ensemble de l'industrie du logiciel représente un intérêt stratégique pour la France et que Bercy doit mettre son nez dans chaque deal ? Le gouvernement indique que les données personnelles sont stratégiques, mais il existe déjà des réglementations pour les protéger, sans compter que toutes les startups ou presque sont et seront amenées à traiter un volume important de données.

Donc, quel est le périmètre ? L'Etat doit répondre vite sur ce sujet, car pour l'instant je me demande si cette mesure sera même applicable. Quand une startup lève des fonds, le processus prend en moyenne entre cinq et huit semaines. Si Bercy doit valider et met 14 semaines, les investisseurs vont prendre leurs jambes à leur cou et cela pourrait ruiner le dynamisme actuel de la French Tech. En 2017, la plupart des importantes levées de fonds de startups françaises ont été réalisées en co-investissement avec des fonds étrangers. En outre, il ne peut y avoir des champions français du numérique sans investisseurs étrangers dans leur capital. Vouloir contrôler les investissements dans certaines startups sous prétexte qu'elles évolueraient dans un secteur stratégique, c'est revenir à un protectionnisme qui nous a fait déjà beaucoup de mal alors que la French Tech doit rester ouverte sur le monde.

Cette annonce intervient aussi dans le contexte des tensions entre L'Oréal et Nestlé, qui fait planer le risque d'une OPA hostile...

En général les startups ne font pas l'objet d'OPA hostiles, mais cela revient à donner à Bercy le pouvoir de décider ce qui est hostile ou pas. Dans tous les cas, il est certain que si les investisseurs internationaux savent qu'il existe un risque politique qui pourrait les empêcher de revendre l'actif cinq ou six ans plus tard, la belle dynamique que l'on observe autour de la French Tech va très vite se calmer. Il ne faut pas créer ce genre d'inquiétudes.

Il faut aussi garder en tête que les rachats dans la tech alimentent l'écosystème : les entrepreneurs refondent une startup ou deviennent investisseurs, les talents sont disséminés dans d'autres structures... Les rachats favorisent aussi l'implantation de sièges sociaux en France par ces acquéreurs internationaux, surtout dans une ère post-Brexit.

Les réactions sont déjà très vives depuis l'annonce du Premier ministre. Craignez-vous un "Dailymotion 2", c'est-à-dire un effet négatif à l'international comparable à la polémique, en 2013, autour du blocage par Arnaud Montebourg du rachat de Dailymotion ?

Oui. Le nom d'Arnaud Montebourg donne toujours des sueurs froides aux entrepreneurs. L'affaire Dailymotion a été dévastatrice pour l'image de la France à l'international et a laissé des traces qu'on commence à peine à effacer. Réactiver ce traumatisme en élargissant le décret Montebourg au numérique est très maladroit.

Il existe peut-être des raisons non-dévoilées qui justifient cette annonce précipitée, mais la forme est vraiment très surprenante. J'ai eu vent du projet avant l'annonce, Bercy a tenté de nous rassurer en nous disant d'attendre les détails. Mais le Premier ministre a effectué l'annonce sans les donner. Cela revient à se tirer une balle dans le pied à l'international, alors que la communication aurait dû être précise et très circonstanciée.

Justement, comment ce décret devrait-il être appliqué pour qu'il puisse protéger les intérêts de la France sans nuire à l'écosystème tech ?

J'attends du gouvernement qu'il clarifie ce qu'il entend quand il parle d'intérêts stratégiques. Est-ce qu'une IA pour réduire la consommation énergétique relève de la souveraineté nationale ? Je n'ai pas l'impression, mais l'énergie est concernée par le décret Montebourg et l'IA est dans le viseur. Il faut des critères précis sur quel type de startups est concerné, des seuils dans les investissements concernés, et l'assurance de délais d'instruction rapides pour ne pas faire fuir les investisseurs. Encore une fois, je ne m'oppose pas au principe de vouloir protéger les fleurons français, mais il ne faut pas abîmer le dynamisme actuel de la French Tech.

Propos recueillis par Sylvain Rolland

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