L’entre-soi, un poison pour la tech française

Par Sylvain Rolland  |   |  1353  mots
Les barrières à l'entrée pour entreprendre, surtout quand on sait que huit startups sur dix échouent, sont encore plus féroces pour les moins favorisés. (Crédits : Illustration Mathieu Momiron pour La Tribune)
C’est le paradoxe du numérique : des emplois à la pelle, des entreprises sous tension faute de trouver assez de talents, mais une sous-représentation des femmes et de la diversité sociale et culturelle. Malgré l’urgence, la prise de conscience débute à peine et les ponts entre les populations les plus éloignées de l’emploi et les métiers de la tech restent encore largement à construire.

En un tweet, le 2 septembre dernier, Le Slip Français a validé malgré lui une bonne partie des clichés sur la "startup nation". A l'occasion de la rentrée des classes, le fleuron de la vente en ligne de sous-vêtements made in France a publié sur Twitter une photo de 34 membres de son équipe. Avec un slogan : "changer le monde en slip", détournant avec humour l'un des adages préférés des startuppeurs. Mais l'opération de com' a vite tourné au fiasco. Car la pépite n'avait pas anticipé le déferlement de critiques suscitées par l'absence criante de diversité sur la photo. "Que des Blancs, quasiment personne au-dessus de 30 ans... quel malaise bravo la startup nation parisiano-bobo !", s'enflamme un internaute outré alors que la fachosphère vole au secours de l'entreprise -qui s'en serait bien passée. "Vous avez raison il n'y a pas beaucoup de diversité dans l'équipe, répond, un jour plus tard, le "community manager". C'est un constat et on aimerait que ça change !"

Mécanique de discrimination systémique contre les femmes et les minorités

Et pourtant, le fait même que Le Slip Français se soit laissé surprendre par la polémique en dit long sur le chemin qu'il reste à parcourir pour rendre le milieu du numérique plus inclusif.

"La tech, c'est le royaume de l'homme blanc surdiplômé, urbain et issu d'un milieu social favorisé", résume Mounir Mahjoubi, ancien secrétaire d'Etat au Numérique et cofondateur de plusieurs startups dont La Ruche Qui Dit Oui. "L'entrepreneur-type a pris le risque de monter sa startup en sortant de sa grande école de commerce ou d'ingénieur car il est soutenu par le "love money" de sa famille et parce qu'il maîtrise déjà tous les codes sociaux qui lui permettront de frapper aux bonnes portes", poursuit-il.

Autrement dit, les barrières à l'entrée pour entreprendre, surtout quand on sait que huit startups sur dix échouent, sont encore plus féroces pour les moins favorisés. "Le cercle vicieux se poursuit à toutes les étapes de la croissance", décrypte Saïd Hammouche, le fondateur du cabinet de recrutement Mozaic RH, qui met en avant les talents issus de la diversité. "Quand un startuppeur réussit et veut embaucher, il se tourne à son tour vers son écosystème naturel. Le premier réflexe est de minimiser le risque en privilégiant l'entre-soi", ajoute-t-il. Et de tacler :

"On a créé dans la tech une mécanique de discrimination systémique sans même s'en rendre compte, qui exclut les femmes, les travailleurs les plus âgés, les minorités ethniques ainsi que la diversité sociale et culturelle".

79.000 postes non pourvus dans le numérique en France en 2019

Cette situation aboutit à un paradoxe : alors que le chômage reste une préoccupation majeure en France, le secteur du numérique créé des emplois à la pelle sans réussir à tous les pourvoir. 25.000 emplois seront créés l'an prochain par l'économie numérique, soit entre 10% et 15% du total, déclarait Cédric O, le secrétaire d'Etat au Numérique, en septembre dernier. Mais 79.000 postes dans le numérique restent vacants en France en 2019, et le chiffre grimpera à 200.000 en 2022 d'après Pôle Emploi. La pénurie touche tous les métiers du numérique : les ingénieurs et autres data scientists bien sûr, mais aussi les fonctions support, les ventes, le marketing et les techniciens dans les entrepôts.

D'après le premier baromètre "Quartiers Prioritaires de la Ville et numérique", réalisé par l'association Diversidays, les discriminations touchent particulièrement les femmes de plus de 35 ans. Celles-ci seraient cinq fois moins amenées que les hommes à rechercher un emploi dans les métiers du numérique.

"On sous-estime le phénomène d'auto-exclusion, le fait que les gens se disent que ce n'est pas pour eux, alors qu'ils ont des compétences et l'accès à des formations", relève Anthony Babkine, le cofondateur de Diversidays. Qui poursuit : "Il y a un gros travail à faire de la part des entreprises pour faire connaître leurs besoins auprès de ces populations".

Un point de vue partagé par Mozaic RH, pour qui les talents et les compétences qu'il manque aujourd'hui dans la tech sont bel et bien présents dans tous les territoires et chez toutes les catégories de la population active. D'après une étude de la Fondation Mozaic avec Elabe, les préjugés et l'endogamie des recruteurs seraient les principaux freins à l'emploi des minorités. "A compétences égales, il y a rupture de l'égalité de traitement. Les talents des territoires moins privilégiés doivent envoyer 2,5 fois plus de CV que les autres pour décrocher un entretien", note l'étude.

En revanche, les QPV sont sur-représentés dans les emplois les moins qualifiés de la tech, comme les chauffeurs Uber, les magasiniers Amazon ou les livreurs Deliveroo. "Pourtant, dès que les recruteurs abandonnent le CV et privilégient des approches basées sur les compétences, la diversité et la mixité augmentent nettement" indique Saïd Hamouche, en prenant l'exemple du BHV Marais. "Mais aucune des entreprises du numérique n'émerge comme proactif dans ce domaine", regrette-t-il en déplorant que les recruteurs ne fassent pas assez le lien entre créativité et innovation d'une part, et performance économique d'autre part.

Un plafond de verre difficile à briser malgré une pléthore d'initiatives

Ce plafond de verre pour les femmes et les minorités peut-il être brisé ? Bien que récente et loin d'être générale, la prise de conscience est réelle et les initiatives se multiplient. Aujourd'hui, la lutte pour la parité parait un peu plus avancée, en partie grâce à des structures comme Sista, créé par Céline Lazorthes (la fondatrice de Leetchi), qui réussissent à mobiliser des acteurs de l'écosystème tech.

Ainsi, son Baromètre 2019 des levées de fonds a fait grand bruit. On y apprend que depuis 2008, seulement 9% des startups françaises ont été fondées exclusivement par des femmes, et qu'elles ne représentent que 2% du total des financements sur la période. "Les femmes ont 30% de chances en moins que les hommes de lever des fonds auprès des principaux investisseurs", dénonce Céline Lazorthes. Face à la sévérité du constat, nourri par de nombreuses études, Sista et le Conseil national du numérique (CNNum) ont fait signer en octobre à 56 fonds d'investissement français une charte les engageant à financer davantage les entrepreneuses. "Nos biais inconscients peuvent nuire à la rationalité de nos pratiques d'investissement", admettent les signataires.

Du côté de la lutte pour davantage de diversité sociale et culturelle dans la tech, de nombreux leviers d'action ont été lancés, qu'il s'agisse de formations avec des écoles comme Simplon, avec des associations comme Diversidays ou avec des entreprises comme Mozaic RH. "Je suis optimiste car l'arrivée à maturité de la French Tech signifie qu'on peut réfléchir davantage sur le sens de l'innovation, corriger ce qui ne va pas et promouvoir une innovation meilleure pour la société", explique Kat Borlongan, la directrice de la Mission French Tech. Dans le sillage de French Tech Tremplin, un programme doté de 15 millions d'euros qui aide, lors de sa première édition, 146 entrepreneur(e)s de la diversité sociale à mener à bien leur projet, la directrice promet des actions pour 2020.

Mais les plus pessimistes noteront que malgré la prise de conscience, les choses changent peu. Les femmes ne représentent toujours que 30% des salariés du secteur du numérique, tous métiers confondus. Pire : le collectif Femmes du numérique relève que les femmes sont de moins en moins nombreuses dans les formations au numérique.

Même constat pour la diversité sociale. "Malheureusement, il faudra certainement que les entreprises soient au pied du mur face à une grave crise des talents pour que les choses changent vraiment", craint Saïd Hammouche, de MozaicRH. Il y a du pain sur la planche.