"Apple peut tuer ton business en une heure" (Cyril Paglino, ex-Pdg de Tribe)

Par Sylvain Rolland  |   |  1036  mots
Cyril Paglino, le fondateur et ex-Pdg de Tribe. (Crédits : DR)
En juin dernier, Tribe, la messagerie vidéo de groupe devenue une plateforme de jeux vidéo, a mis la clé sous la porte après trois ans d’existence et 6,5 millions de dollars levés auprès des plus grands fonds d’investissement, dont Sequoia Capital et Kleiner Perkins aux Etats-Unis, Partech et Kima Ventures en France. Son fondateur, Cyril Paglino, explique à La Tribune les raisons de cet échec et s’étend sur sa nouvelle activité, Starchain Capital, un fonds d’investissement dans les projets utilisant la technologie blockchain. Avec un rêve : construire enfin un Internet décentralisé et sortir du joug des géants du Net. Entretien.

LA TRIBUNE - Après trois ans d'existence, vous avez fini par débrancher Tribe début juin. Que s'est-il passé ?

CYRIL PAGLINO - Nous arrivions tout simplement à court de financement, il nous restait au maximum quelques mois de trésorerie. Nos KPI [indicateurs de performance, NDLR] n'étaient pas suffisamment bons pour pouvoir relever de l'argent. Tribe était une application sociale, cela veut dire qu'il faut atteindre un effet de masse pour devenir rentable [Snapchat, qui revendique 188 millions d'utilisateurs actifs par jour, n'est toujours pas rentable, NDLR]. Or, depuis quelques temps, nous étions bloqués à 3 millions d'utilisateurs et nous n'arrivions plus à recruter, alors que nous avions pourtant franchi très rapidement plusieurs paliers de croissance qui nous avaient permis de convaincre les meilleurs fonds américains comme Sequoia Capital et Kleiner Perkins.

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En 2017, vous admettiez être dans une course contre la montre avec les géants du Net. Votre objectif était de grandir vite avec une technologie meilleure afin de vous faire racheter...

Oui, mon but était clairement de vendre Tribe à un géant pour qu'il intègre notre technologie à son écosystème. Mais le problème est que tous les gros du secteur, notamment Instagram et Snapchat, ont fini par intégrer eux-mêmes la fonctionnalité de messagerie vidéo de groupe qu'on faisait au début, et aussi la partie jeu qui était notre business à la fin. Du coup, même si nous étions les premiers, il était devenu compliqué de se différencier et de grossir.

Le vrai problème est concurrentiel : les géants sont si gros qu'ils captent toute l'audience. Les Gafam [Google, Apple, Facebook qui détient aussi Instragram et WhatsApp, Amazon et Microsoft, NDLR], ainsi que Twitter et Snapchat, ont verrouillé le marché et créé des barrières quasi-infranchissables à l'entrée. On pensait pouvoir se faire une place en apportant les premiers de nouvelles fonctionnalités sociales, comme l'a fait Snapchat en ringardisant un peu Facebook en 2011. Mais il n'y a plus de place, du moins pour l'instant. Depuis Snapchat, aucun réseau social n'a été un gros succès. Sur la cible des jeunes, Snapchat et Instagram disposent d'un véritable monopole.

Vous avez déclaré avoir été approché par des potentiels acheteurs il y a deux ans. Pourquoi ne pas avoir vendu à l'époque ?

C'était trop tôt. Deux des cinq Gafam voulaient acquérir Tribe, mais on était en pleine croissance et mes investisseurs et moi-même pensions qu'on pourrait vendre plus tard, non pas pour 30 millions de dollars mais pour 300 millions. Tribe a toujours été un pari fou, car on a une chance sur 1000 de réussir dans le domaine des réseaux sociaux. J'en étais conscient, mes investisseurs aussi. Par contre, quand on réussit, comme Snapchat qui est entré en Bourse avec une valorisation de 19 milliards de dollars, c'est le jackpot pour tout le monde.

Rétrospectivement, ne pas avoir vendu est un demi-regret. Mais quand on a reçu ces offres, tous les voyants étaient au vert donc il fallait prendre le risque, tenter de devenir énorme. Sequoia n'avait investi que 3 millions de dollars dans Tribe, c'est une somme dérisoire pour eux car ils investissent plutôt des tickets de plusieurs dizaines de millions. Donc s'ils perdent l'argent ce n'est pas grave, les conséquences sont quasi-inexistantes. C'est pour cela qu'ils préfèrent tenter un exit à 300 millions plutôt qu'accepter un petit exit à 30 millions.

Etait-il trop tard en 2018 pour vendre ?

En début d'année, on s'est dit qu'il fallait soit arrêter, soit vendre la boîte. Et on a failli réussir. En mai, nous étions dans un processus de due diligence [le processus de vérifications mené par l'éventuel acquéreur, NDLR] avec une grosse entreprise du secteur, mais au bout d'un mois le deal est tombé à l'eau pour des raisons juridiques. Pour ne rien arranger, fin mai, en plein processus, Apple a décidé de nous éjecter de leur magasin applicatif, l'App Store. Leur raison était que comme Tribe permet de jouer à plusieurs jeux vidéo dans la même application, ils nous considéraient comme un concurrent de l'App Store.

La décision d'Apple d' éjecter Tribe de l'App Store a-t-elle contribué à sa chute ?

Absolument. Ce n'est pas la seule raison, mais ils ont enfoncé le clou car à partir du moment où ils nous éjectent, on ne peut pas se relever. Ne plus être dans l'App Store, c'est ne plus pouvoir accéder au public. J'ai tenté de contester leur décision mais Apple fait ce qu'il veut. La réalité, c'est qu'Apple peut tuer ton business en une heure. Ils tuent des boîtes constamment et personne ne peut rien y faire. C'est profondément problématique. Beaucoup de startups sont complètement impuissantes face aux Gafa. Le paradoxe est que j'adore Apple, je suis un de leurs clients. Mais il faut des alternatives aux géants du Net, car leur monopole n'est pas équitable pour les consommateurs. C'est une question éthique et sociétale. Il faut construire un autre Internet et je pense que la Blockchain va favoriser son émergence.

C'est pour cela que vous lancez Starchain Capital, un fonds d'investissement spécialisé dans les projets utilisant la technologie Blockchain ?

En partie. La Blockchain permet de créer l'architecture décentralisée dont nous avons besoin pour construire ce nouvel Internet non-dominé par les plateformes monopolistiques des géants du Net. Mais les protocoles décentralisés ne sont aujourd'hui pas au point, loin de là. C'est pour cela qu'il faut les soutenir en les finançant, car un ou plusieurs d'entre eux seront des « winners » qui changeront le monde.

Starchain Capital est donc spécifiquement dédié aux protocoles décentralisés, aux crypto-actifs et à tous les projets utilisant la Blockchain, qui est, je pense, une révolution aussi importante que l'a été Internet.

Propos recueillis par Sylvain Rolland

>>> Découvrez ici la deuxième partie de l'entretien de Cyril Paglino consacrée à l'émergence des solutions Blockchain pour créer un Internet décentralisé et le fonctionnement de son nouveau fonds d'investissement, Starchain Capital.