Les laissés-pour-compte du numérique, un défi pour l’État

Par Sylvain Rolland  |   |  1213  mots
Le Centre de recherche pour l'étude et l'observation des conditions de vie (Credoc) indique que les démarches en ligne inquiètent 40% des Français. Et 28% ont fait part de leur souhait d'être accompagnés. Une proportion non négligeable.
Si les services administratifs (Pôle emploi, impôts, Sécurité sociale…) ne cessent de se dématérialiser, une frange non négligeable de la population reste déconnectée. Pour ne pas les isoler davantage, l’État dévoile enfin sa stratégie d'inclusion numérique, qui s’inspire très largement de l’esprit de l’initiative French Tech. L’objectif : fédérer à moindre coût les acteurs éparpillés de la médiation numérique dans l’espoir d’insuffler une dynamique. Trop peu, trop tard ?

C'est devenu un passage obligé. Pour prendre rendez-vous chez Pôle Emploi ou à la CAF, pour payer ses impôts, pour activer certains droits à la protection sociale, et même pour porter plainte, mieux vaut utiliser son ordinateur ou son téléphone et effectuer les démarches en ligne. Pour l'immense majorité des Français, cette conséquence de la révolution numérique est une bonne nouvelle. Elle est synonyme de gain de temps et de procédures accélérées et simplifiées.

Mais quid de la minorité silencieuse des non connectés, ces laissés-pour-compte du numérique qui n'ont aucun accès à Internet ou qui ne maîtrisent pas les outils en ligne ? Selon Emmaüs Connect, 15% des Français, essentiellement des personnes âgées et des populations précaires, n'ont toujours pas accès à Internet dans leur vie quotidienne. Et ceux qui en bénéficient ne sont pas forcément plus rassurés. Le Centre de recherche pour l'étude et l'observation des conditions de vie (Credoc) indique que les démarches en ligne inquiètent 40% des Français. Et 28% ont fait part de leur souhait d'être accompagnés. Une proportion non négligeable.

L'esprit de la French Tech appliqué à l'inclusion numérique

Axelle Lemaire, la secrétaire d'État au Numérique et à l'Innovation, et l'Agence du numérique, pilotée par Bercy, en sont conscients. Car depuis le début de l'année, la grogne monte du côté de la pléthore d'associations et d'acteurs de terrain spécialisés dans la médiation numérique. « L'Etat est plein de bonnes intentions, mais on attend toujours une grande stratégie nationale, dotée de moyens réels et conséquents », nous confiait en début d'année Margault Phelip, la directrice adjointe d'Emmaüs Connect, une organisation implantée partout en France. En avril, Emmaüs Connect cosignait une tribune publiée dans le journal Le Monde, dénonçant « les services 100% en ligne qui font vaciller le pacte républicain pour ceux qui sont éloignés d'Internet ».

Depuis, les choses ont -un peu- bougé. La Loi pour une République numérique, dont les décrets d'application sont publiés au goutte-à-goutte depuis cet automne, reconnaît l'action des médiateurs numériques, incite les collectivités à définir une stratégie contre l'exclusion numérique, et le texte a sanctuarisé le droit à la connexion minimale pour maintenir l'accès à Internet dans les foyers les plus démunis.

Pour aller plus loin, Axelle Lemaire a enfin présenté, mardi 29 novembre, une stratégie nationale. Portée par l'Agence du numérique, qui dépend de Bercy, il s'agit d'un programme baptisé Société numérique. Son esprit est très proche de celui de la French Tech, comme l'explique la secrétaire d'État :

"Les collectivités locales font face à des enjeux différents et ne consacrent pas les mêmes moyens à l'inclusion sociale. Nous voulons donc fonctionner comme des plateformes, c'est-à-dire donner aux acteurs locaux tous les outils dont ils ont besoin pour renforcer leur capacité d'intervention sur le terrain"

« Chèques numériques » et Coopérative des acteurs de l'inclusion numérique

Le programme créé trois nouveaux outils. Le premier est une Coopérative des acteurs de l'inclusion numérique. Comme le fait la French Tech pour les startups, il s'agit d'une plateforme nationale destinée à la fois à fédérer les acteurs locaux pour multiplier les initiatives communes, et à leur donner une visibilité et une résonnance nationale, notamment quand il s'agit d'aller chercher des financements (PIA, Bpifrance, fondations, contrats à impact social, etc.).

La deuxième est la création d'un « chèque numérique » pour financer les initiatives d'accompagnement au numérique. « Un demandeur d'emploi qui ne sait pas comment démarcher en ligne pourra présenter son chèque à un acteur de la médiation pour recevoir une aide », précise Axelle Lemaire. Enfin, le gouvernement lance un Laboratoire d'analyse et de décryptage du numérique, pour orienter les politiques publiques, lancé dès début 2017. Cet outil collaboratif regroupera des données sur les évolutions induites par le numérique (à partir d'études, d'indicateurs, de données régionales...), pour mieux comprendre les besoins et faire office d'aide à la décision pour les collectivités.

Beaucoup de bonnes intentions, peu de moyens

Pour Axelle Lemaire, une élue à la fibre sociale et égalitariste, l'inclusion numérique est un véritable marqueur de gauche. « Le numérique n'est pas censé être consensuel. Derrière des choix d'apparence technologiques se trouvent toujours des choix politiques, car le numérique est un outil au service d'une vision de la société » expliquait-elle à La Tribune en septembre dernier. Pour la secrétaire d'État, l'inclusion sociale en fait partie. L'idée est d'affirmer que le numérique, qui bouleverse le travail et des secteurs économiques entiers, n'est pas seulement créateur de désordre, mais qu'il peut aussi être utilisé pour résorber les inégalités.

     | Lire. « Le compte entrepreneur-investisseur sera le dernier grand acte du mandat pour l'innovation » Axelle Lemaire

Si Axelle Lemaire porte ce sujet depuis des années, reste qu'il revient sur le devant de la scène un peu tard, en toute fin de mandat, lorsque le temps manque pour de plus grands chantiers. L'investissement de l'Etat est aussi très modeste : la mise en œuvre du programme Société numérique coûtera seulement 400.000 euros à l'Agence du numérique. Une goutte d'eau ? « Pas du tout, car comme pour la French Tech, il s'agit d'amorcer une dynamique », se défend Antoine Darodes, le directeur de l'Agence du numérique.

La médiation numérique, parent pauvre de la lutte contre les inégalités

Pourtant très critique envers le manque de moyens alloués à l'inclusion numérique, Mounir Mahjoubi, le président du Conseil national du numérique (CNNum), préfère voir le verre à moitié plein :

"Avant, il n'y avait ni outils, ni argent, ni moyens humains. La bonne nouvelle, c'est que ce plan crée tous les outils. L'Observatoire va permettre de parler des inégalités liées au numérique et de les mesurer. Et Axelle Lemaire a réussi à mettre sur pied un véhicule juridique pour permettre à des organismes différents -publics, privés, associations...- de cofinancer des projets. Ce n'était pas une mince affaire et c'est une belle avancée"

En ce qui concerne les moyens financiers et humains, c'est une autre histoire... Le plan présenté par Axelle Lemaire reste très flou et cache mal que le panier est percé. « Les moyens alloués sont au diapason de la conscience des élus locaux sur le sujet », tacle Mounir Mahjoubi, qui considère que l'inclusion numérique est le parent pauvre de la lutte contre les inégalités. Loin derrière les milliards d'euros investis dans le Plan très haut débit et dans la couverture réseau des zones blanches. La raison est simple : le très haut débit et les zones blanches sont des sujets identifiés comme des priorités politiques pour tous les élus locaux, ce qui met la pression sur le gouvernement.