Loi sur le renseignement : députés et opposants tentent un baroud d'honneur

Par Delphine Cuny  |   |  903  mots
Plus de 350 amendements ont été déposés avant l’examen du projet de loi controversé du gouvernement en séance à l’Assemblée lundi prochain. Des députés PS, Verts, UDI mais surtout UMP ont déposé des correctifs visant par exemple à limiter le recueil en temps réel des données et contenus de navigation des internautes, qui ouvre la voie à une surveillance de masse. Les géants du Web enjoignent les parlementaires de supprimer le dispositif des « boîtes noires. » Les hébergeurs menacent de quitter la France. Une manifestation est prévue lundi.

Les députés avaient jusqu'à jeudi 17h pour déposer les amendements au projet de loi controversé sur le renseignement, qui sera examiné lundi 13 après-midi en séance à l'Assemblée nationale, dans le cadre d'une procédure accélérée. Au total 360 amendements ont été déposés, venant notamment de députés UMP (Laure de La Raudière, Lionel Tardy, Eric Ciotti), UDI (Hervé Morin), mais aussi Verts (Sergio Coronado) et PS (Denys Robiliard). Cependant, en dehors des «frondeurs », les députés de la majorité semblent prêts à voter le texte sans ciller. A droite, plusieurs députés essaient de mobilier leurs troupes. Edouard Philippe, député de Seine-Maritime et porte-parole d'Alain Juppé, s'est fendu d'une tribune en ce sens, critiquant ce projet de loi.

« Ce texte, si son efficacité reste à démontrer, pose des questions graves en matière de libertés individuelles. Il n'est pas exagéré de dire qu'en l'état, il représente un risque pour elles » écrit Edouard Philippe sur le site d'Atlantico.

« Analyse permanente de tous les internautes »


Spécialiste des questions numériques, co-auteure de plusieurs rapports, la députée d'Eure-et-Loir Laure de La Raudière fait part de son « inquiétude de la possibilité d'une surveillance de masse. » Elle propose de nommer un second expert, des technologies numériques, sur proposition du président de l'Arcep, dans la nouvelle commission de contrôle (CNCTR). Surtout, elle invite à supprimer les dispositions les plus problématiques, notamment le recueil en temps réel sur les réseaux des opérateurs télécoms et auprès des hébergeurs et éditeurs de sites Web (réseaux sociaux, plateformes de vidéo, etc) non seulement des données de connexions mais aussi « des informations et documents » concernant des individus présentant une « menace. » La rédaction actuelle du texte « n'empêche pas le passage d'une surveillance ciblée à une surveillance de masse » souligne-t-elle.


C'est exactement ce qu'explique l'association des services Internet communautaires (ASIC), qui regroupe les grands acteurs du Web, français et étrangers (YouTube, Dailymotion, Facebook, etc), après avoir obtenu quelques précisions lors d'auditions à l'Assemblée :

« Les services de renseignement souhaiteraient installer des boîtes noires dans les infrastructures des diverses plates-formes d'hébergement de données, que ce soient des plates-formes de vidéos, des forums de discussion, des plates-formes de commerce électronique, des réseaux sociaux, etc, dans le but de collecter des informations. Les débats sont venus préciser cette mesure : il s'agirait pour les autorités d'analyser en temps réel les données de tous les internautes visitant ces plates-formes afin d'identifier des comportements suspects. Il s'agit bien d'une surveillance généralisée de tous les internautes, d'une analyse permanente du comportement de ces internautes - afin d'identifier des comportements suspects qui feront l'objet ensuite d'enquêtes spécifiques » s'alarment les membres de l'ASIC dans un communiqué.

Argument économique de l'attractivité numérique menacée

Les acteurs de l'Internet remarquent que la mesure est « disproportionnée » au regard des « 3.000 personnes » qui représentent aujourd'hui une menace identifiée selon le gouvernement. Au passage, ils notent que le gouvernement va pousser les entreprises dans une « course à la délation » pour ne pas se voir reprocher de ne pas avoir identifié un suspect.

L'ASIC demande « la suppression pure et simple de ce dispositif permettant l'installation de boîtes noires », mettant en garde contre le risque de « remettre en cause l'attractivité de la France pour les acteurs du numérique, par exemple les exploitants d'infrastructure (data center, points d'interconnexion, câbles sous-marins) qui feront tout pour éviter notre territoire. »

Dans une lettre ouverte au Premier ministre et aux élus de la Nation, plusieurs poids lourds français des data centers, dont les hébergeurs OVH, Gandi, Ikoula, expliquent que le gouvernement français allait « les contraindre à l'exil. »

« Imposer aux hébergeurs français d'accepter une captation en temps réel des données de connexion et la mise en place de "boîtes noires" aux contours flous dans leurs infrastructures, c'est donner aux services de renseignement français un accès et une visibilité sur toutes les données transitant sur les réseaux. Cet accès illimité insinuera le doute auprès des clients des hébergeurs sur l'utilisation de ces "boîtes noires" et la protection de leurs données personnelles » expliquent-ils.

« L'avenir industriel de la France passe par des centres de données, et donc par ces fameux hébergeurs. Des startups se créent et de « grands industriels » innovent en s'appuyant sur des hébergements français. Il n'y a ni FrenchTech, ni plans industriels numériques sans hébergeurs », affirment-ils, faisant valoir que ce sont « des milliers d'emplois induits dans le cloud computing, le big data, les objets connectés ou la ville intelligente que les startups et les grandes entreprises iront aussi créer ailleurs. »

L'argument économique convaincra-t-il davantage le gouvernement que celui de la garantie des libertés publiques ? Juste avant l'examen du texte, plusieurs associations et collectifs appellent les citoyens à manifester leur opposition au texte près de l'Assemblée lundi midi, parmi lesquels la Ligue des droits de l'homme, le Syndicat de la magistrature et celui des avocats de France, Amnesty International France, la Quadrature du net, qui avaient déjà tenu une conférence commune en mars pour exprimer leurs vives inquiétudes.