Kartable, la startup qui veut "ubériser" les manuels scolaires

Par Sylvain Rolland  |   |  1296  mots
La startup revendique en cette rentrée un million d'utilisateurs réguliers. Autrement dit, un collégien ou lycéen sur cinq en France utiliserait le service au moins une fois par mois.
Le site de cours et d’exercices en ligne de la sixième à la terminale vient de sortir une nouvelle version et revendique un million d’utilisateurs, soit 20% des collégiens et lycéens de France. Un nouveau succès dans le secteur porteur de l’e-éducation… même si une partie du corps enseignant reste sceptique, voire hostile.

Kartable va-t-elle réussir à ringardiser les manuels scolaires ? C'est l'objectif de cette startup créée par deux anciens d'HEC de 29 ans, Julien Cohen-Solal et Sarah Besnaïnou. Partant du constat qu'il "manquait un site complet et gratuit pour aider les collégiens et les lycéens à réviser", les deux entrepreneurs ont lancé il y a deux ans Kartable.fr. Le site se revendique comme "le premier recueil en ligne de ressources parascolaires conforme aux programmes officiels, couvrant toutes les classes et toutes les matières de la sixième à la Terminale".

Déjà utilisé par un élève sur cinq en France

Dotée d'un design sobre et moderne, la plateforme reprend et réexplique les programmes scolaires à l'aide de cours, de quizz et d'exercices concoctés par une communauté de 200 professeurs, dont 50 réguliers ou "référents". Une organisation qui ressemble à celle de Wikipédia. "Pour chaque matière, nous réunissons une équipe de professeurs qui définissent les cours et les exercices chapitre par chapitre. Puis une autre équipe rédige les contenus, nos graphistes produisent les illustrations pédagogiques, et tout ceci est relu en interne et validé nos professeurs-référents", détaille Sarah Besnaïnou, la cofondatrice et directrice éditoriale.

Le site couvre 10 matières : mathématiques, français, histoire-géographie, physique-chimie, sciences de la vie et de la terre, sciences économiques et sociales, anglais, espagnol, philosophie et littérature. Pour les élèves, Kartable représente une alternative pratique aux manuels scolaires. Un outil "moins contraignant" et "plus sympa que les livres" selon Hugo, lycéen en première ES à Paris.

Son point fort ? S'adapter aux nouveaux usages numériques d'une génération hyperconnectée. "On nous dit souvent qu'on ne fait que mettre sur Internet des contenus qu'on peut trouver dans les manuels scolaires. Mais on sous-estime l'obstacle que représente l'ouverture d'un livre pour un collégien ou un lycéen en 2015", affirme Julien Cohen-Solal, le président, cofondateur et directeur technique de la startup.

Les chiffres lui donnent raison. La startup revendique en cette rentrée un million d'utilisateurs réguliers. Autrement dit, un collégien ou lycéen sur cinq en France utiliserait le service au moins une fois par mois. Une véritable performance, d'autant plus que la startup "n'a pas investi un euro" dans la communication et le marketing. D'ici à la fin de l'année scolaire 2015-2016, les deux entrepreneurs, très ambitieux, visent même un élève sur deux en France.

Plébiscite des élèves, les profs entre enthousiasme modéré et franche hostilité

Sur Facebook et Twitter, les retours des lycéens et des collégiens sont souvent dithyrambiques. "Kartable ça sauve des vies", écrivait Milobellus (@Adm-Dkt) sur Twitter le 19 juin dernier. Après ses épreuves du baccalauréat, Lucas (@LucasMartinet) postait : "Deux inconnus ont sauvé mon bac d'SES #lafrancequejaime". L'efficacité et la simplicité du site semblent faire mouche. "J'ai lu un chapitre de SVT sur Kartable en 5min j'ai plus appris que depuis le début de l'année", postait Schnecke Eater (@coconus98), le 17 septembre.

Les professeurs, eux sont plus mitigés. Certains louent la démarche, à l'image de Marie D, 31 ans, prof de physique en lycée dans l'Essonne:

"Bien sûr, rien ne remplace la pédagogie et l'échange. Et Kartable ne me semble pas adapté aux élèves les plus faibles et les plus défavorisés, ceux qui n'ont pas Internet chez eux. Mais l'immense majorité de mes élèves sont très à l'aise avec Internet, beaucoup plus qu'avec les manuels scolaires. Si Kartable les aide à réviser et à apprendre quand ils rentrent chez eux, alors c'est un outil utile. De ce que j'ai vu, les cours sont corrects, c'est rassurant de savoir que les contenus sont faits par des professeurs".

Mais de nombreux enseignants y restent réfractaires, voire carrément hostiles. Le scepticisme à l'égard des nouveaux usages numériques, amenés à révolutionner les méthodes d'enseignement, joue un rôle. Notamment vis-à-vis d'un service pensé par deux étudiants d'HEC sans capès ni agrégation, perçus comme déconnectés de la pédagogie.

Plus gênant, d'autres professeurs taclent la qualité des contenus. Agacé par les bonnes critiques dans la presse au moment de la levée de fonds d'1,2 million d'euros en octobre dernier auprès du fonds Partech Ventures et de business angels, le réseau social d'enseignants Neoprofs s'est fendu d'un billet glacial envers le site.

Les professeurs de cette communauté l'estiment "truffé d'erreurs, d'approximations" et de "résumés simplistes", notamment dans les matières littéraires. "J'ai failli m'évanouir en lisant ce tissu d'inepties et d'anachronismes : "Montaigne est considéré comme l'un des fondateurs de l'introspection et du culte du Moi"... On court à la catastrophe", relevait ainsi une enseignante de lettres. Le forum fourmille d'exemples de cet acabit, dont la plupart attaquent la première version du site, avant la refonte de mai 2015.

Pas de pub mais un modèle premium par abonnement

Julien Cohen-Solal et Sarah Besnaïnou travaillent d'arrache-pied pour enrichir leurs contenus. La startup compte aujourd'hui 14 employés. Neuf forment l'équipe technique, cinq sont des "tuteurs" chargés d'élaborer les contenus. "Il nous faut encore recruter au moins cinq personnes dans les mois à venir pour renforcer l'équipe éditoriale", indique Sarah Besnaïnou.

Car les deux entrepreneurs, qui se définissent comme des "passionnés de technologie, sensibles aux enjeux d'éducation", nourrissent de grandes ambitions pour Kartable. Le site devrait bientôt couvrir aussi les programmes de l'école primaire. "Ce service sera pensé pour les enfants mais aussi pour les parents qui les accompagneront", précise la cofondatrice.

Kartable veut surtout trouver son modèle économique. Malgré son énorme audience, le site ne dégage toujours aucun bénéfice. Et pour cause : comment gagner de l'argent avec un service entièrement gratuit et sans publicité ? "Il a toujours été hors de question d'introduire des publicités, et cela restera comme ça, affirme Julien Cohen-Solal. Cela serait complètement contre-productif car la publicité serait une distraction pour les élèves. Nos investisseurs l'ont bien compris".

Pour gagner -enfin- de l'argent et ne plus dépendre des levées de fonds, la startup mise sur un modèle "premium", lancé en mai dernier. Il prend la forme d'un abonnement annuel de 20 euros, soit "l'équivalent d'un livre scolaire". Ce "pass", payé sans doute par les parents, permet de télécharger les cours en PDF sous la forme de fiches et de les imprimer. Il donne aussi accès à tous les contenus via une application mobile et tablette sans avoir besoin de connexion internet, l'idée étant de pouvoir travailler partout, y compris dans le bus ou le métro.

Kartable dans les tablettes de François Hollande ?

Si l'objectif d'audience à moyen terme est de toucher un élève sur deux, les deux fondateurs travaillent aussi sur d'autres pistes. Quitte à "ubériser" les manuels scolaires, pourquoi ne pas convaincre l'Education nationale d'utiliser Kartable comme outil éducatif pour tous les collégiens et lycéens?

"Aujourd'hui, Kartable est un complément aux manuels scolaires, mais demain, il pourrait être utilisé par les professeurs en classe" imagine Julien Cohen-Solal. L'annonce du plan numérique à l'école de François Hollande, en mai dernier, a suscité un grand intérêt chez les deux entrepreneurs, qui rêveraient que Kartable soit installé dans les tablettes que le Président veut distribuer aux élèves.

"Bientôt, on vendra de moins en moins de manuels scolaires, il faut penser l'école de demain", ajoute Julien Cohen-Solal. Une révolution numérique à laquelle Kartable, qui regrette le "manque de modernité" du "noble enseignement", compte bien participer.