Le Sénat a des solutions radicales pour taxer les plateformes et le e-commerce

Par Sylvain Rolland  |   |  1450  mots
En théorie, les revenus réalisés par des particuliers sur Internet sont soumis à l'impôt. Mais en pratique, ces revenus sont souvent non déclarés et non imposés, car les règles sont floues et les contrôles presque impossibles.
La commission des Finances du Sénat a présenté ce mercredi ses solutions pour taxer les revenus issus de l’économie collaborative et mettre fin à la fraude à la TVA massive pratiquée par les sites de e-commerce. Un arsenal certes original, mais pas facile à appliquer.

"Puisqu'on parle de révolution numérique, il faut aussi oser la révolution fiscale !" Pas peu fiers, six sénateurs de la commission des Finances du Sénat ont présenté ce jeudi une série de propositions sur la fiscalité de l'économie numérique, fruit d'une année de travail.

Leur constat est simple: depuis quelques années, l'économie collaborative et le e-commerce explosent. Mais les acteurs de cette nouvelle économie s'acquittent bien peu de leurs devoirs fiscaux. Avec, à la clé, un manque à gagner très gênant pour l'Etat en ces temps de disette. Et des inégalités de traitement entre les acteurs traditionnels qui paient leurs taxes, et les trublions de l'économie numérique qui n'en font qu'à leur tête.

Jamais à court de solutions, la commission des Finances du Sénat a donc accouché de deux grandes solutions. La première vise à taxer les revenus issus de l'économie collaborative, la seconde de mettre fin, ni plus ni moins, à la fraude à la TVA et aux douanes pratiquée par les e-commerçants. Les sénateurs déposeront des amendements en ce sens au moment de l'examen du budget 2016.

Déclaration automatique des revenus des particuliers

Alors que 31 millions de personnes ont déjà acheté ou vendu sur une plateforme collaborative en France, le temps est venu de repenser la fiscalité de l'économie collaborative, estime la commission des Finances. En théorie, les revenus réalisés par des particuliers sur Internet sont imposables dans les conditions de droit commun, à l'impôt sur le revenu et aux prélèvements sociaux. Mais, en pratique, ces revenus sont souvent non déclarés et non imposés, car les règles sont floues et les contrôles presque impossibles.

Au final, les particuliers, souvent de bonne foi, sont dans l'insécurité juridique, tandis que l'État perd des recettes fiscales et que les entreprises sont victimes d'une concurrence perçue comme déloyale dans certains secteurs.

"La concurrence est légitime si les règles fiscales sont les mêmes. La plateforme a un statut d'intermédiaire bien connu, mais le fournisseur de la voiture ou de l'appartement devient un agent économique et doit donc contribuer à l'impôt", estime le sénateur socialiste Bernard Lalande.

Le dispositif pourrait prendre la forme d'une déclaration automatique des revenus. Les plateformes devraient transmettre, de manière automatique, le montant de chaque transaction réalisée de particulier à particulier au "Central", une plateforme tierce indépendante, reliée au ministère des Finances. Ce "central" calculerait ensuite le revenu agrégé de chaque particulier et le transmettrait une fois par an à l'administration fiscale, en vue d'établir une déclaration pré-remplie envoyée au particulier.

Distinguer le vrai particulier du professionnel déguisé

Afin de distinguer le "vrai particulier" du professionnel déguisé, c'est-à-dire celui qui tire l'essentiel de ses revenus des plateformes collaboratives, les sénateurs proposent d'établir un seuil unique de revenus, fixé à 5.000 euros par an. En-dessous de ce plancher, le revenu serait non-imposable. Au-dessus, le particulier serait imposé sur le revenu et soumis aux prélèvements sociaux dans les conditions du droit commun.

Ce seuil, volontairement élevé, permettrait de "laisser vivre" l'économie du partage, tout en imposant ceux qui en font une activité professionnelle. Ainsi, une personne qui aurait gagné 4.500 euros sur Airbnb en un an ne paierait pas d'impôt supplémentaire. Par contre, celui qui aurait touché plus de 5.000 euros verrait ses revenus figurer sur sa déclaration d'impôt et devrait payer en conséquence.

"C'est du gagnant-gagnant, s'enthousiasme Michel Bouvard, sénateur (LR) de la Savoie. Le citoyen sort de cette zone de non-droit et l'Etat récupère des ressources qui lui échappaient jusqu'à présent". Simple comme bonjour.

Pas très contraignant pour les particuliers, ni pour les plateformes

Sur le papier, les propositions des sénateurs sont pleines de bon sens. En pratique, quelques interrogations demeurent. Le seuil de 5.000 euros par an est-il pertinent? Si le revenu moyen des chauffeurs UberPop s'établit à 8.200 euros par an, le seuil fixé par les sénateurs se situe en revanche bien au-dessus de la moyenne indiquée par la plupart des autres services. Airbnb, par exemple, a indiqué à la commission que ses hôtes touchent en moyenne 3.600 euros par an. Chez Drivy, seules 20 voitures produisent un revenu supérieur à 5.000 euros par an.

Autre légèreté: le système repose sur le volontariat des particuliers et des plateformes. L'utilisateur devra donc donner son accord à la transmission des informations le concernant. De son côté, les plateformes, ces championnes de l'optimisation fiscale, devront accepter de transmettre ces données à l'administration fiscale.

Joueront-elles le jeu? Les sénateurs y croient dur comme fer. Selon eux, elles seraient même assez réceptives à l'idée. "Blablacar a dit oui, Uber souhaite une situation clarifiée pour éviter que ses chauffeurs restent dans le flou et toutes les plateformes comprennent la nécessité d'une régulation de l'économie collaborative", affirme Philippe Dallier, sénateur de la Seine-Saint-Denis et vice-président délégué du groupe Les Républicains.

Et les sénateurs de rappeler les actes de bonne volonté d'Airbnb, qui va payer la taxe de séjour à Paris à partir du 1er octobre, ou d'Uber qui a accepté de transmettre le revenu de ses chauffeurs à plusieurs villes américaines.

Fraude massive à la TVA dans le e-commerce

Pas question de volontariat pour ce que les sénateurs prévoient pour les e-commerçants. Il faut dire que l'ampleur de la fraude fiscale n'incite pas à la clémence. Selon la Commission européenne, le manque à gagner sur la TVA s'évalue à 160 milliards d'euros par an.

Le décalage entre le poids du e-commerce et sa contribution aux recettes fiscales est énorme. En France, le secteur pèse près de 57 milliards d'euros de chiffre d'affaires et a connu une croissance de 11% en 2014. Son succès est tel que les deux tiers des Français achètent régulièrement des biens (livres, vêtements, électroménager...) ou des services (voyages, musique, jeux...) sur Internet. En revanche, seuls 7,9 millions d'euros ont été perçus en 2014 au titre de la TVA sur la vente en ligne. Une situation qui scandalise Jacques Chiron, sénateur (PS) de l'Isère :

"Les e-commerçants profitent d'un système fiscal complètement obsolète, fondé sur des obligations déclaratives et des contrôles a posteriori inefficaces. L'éclatement des acteurs en une multitude de petits vendeurs difficiles à identifier, la complexité des régimes de TVA et les fraudes aux douanes pour la livraison des colis entraînent une fraude fiscale massive dont il serait irresponsable de ne pas se préoccuper, tant au regard de la situation des finances publiques que de la juste concurrence".

Ces abus s'affichent au grand jour. Seuls 979 vendeurs étrangers sont inscrits auprès de l'administration fiscale française, alors que l'Europe abrite 715.000 sites de e-commerce. La fraude aux douanes est aussi particulièrement criante. Seuls 1,4 million d'euros ont été perçus au titre des droits de douane en 2014, alors que 37 millions de colis postaux et 3,5 millions de colis express sont arrivés à l'aéroport Roissy-Charles-de-Gaulle cette année-là. Pour ne pas payer les douanes, les e-commerçants indiquent que la valeur du produit est inférieure à 22 euros, ce qui les exonère de toute taxe...

La TVA prélevée à la source, remède contre la fraude ?

Pour mettre fin à ces fraudes, la commission des Finances du Sénat veut "changer de paradigme" en portant l'effort sur le nœud du système : les flux financiers, concentrés sur quelques banques et moyens de paiement.

Leur solution est simple, radicale et ne s'embarrasse pas des complexités de la TVA. Il s'agirait d'instaurer un prélèvement à la source de la TVA sur les achats en ligne. Lors de chaque transaction, la banque du client prélèverait par défaut le taux normal de TVA, 20%, et le reverserait automatiquement sur un compte du Trésor. De quoi libérer le vendeur de ses obligations et garantir à l'Etat son dû.

Et si l'e-commerçant ne veut pas collaborer de lui-même, il y sera forcé par la loi, car les moyens pour récolter la TVA dépendent non pas de l'Union européenne mais des Etats. La Commission européenne doit simplement donner son accord. Les sénateurs sont d'ailleurs optimistes sur cette perspective, puisque le Commissaire européen aux affaires économiques lui-même, Pierre Moscovici, aurait affirmé aux sénateurs qu'il faut "réfléchir à changer le mode de perception de la TVA par les Etats".