"Si les opérateurs mobiles tuent Sigfox, un autre arrivera derrière"

Par Pierre Manière, à Barcelone  |   |  1463  mots
Ludovic Le Moan, le patron de Sigfox.
A la tête de Sigfox, pionnier français des objets connectés, Ludovic Le Moan, présent au MWC à Barcelone, dénonce le "bashing" des opérateurs mobiles à son encontre. D'après lui, des acteurs comme Bouygues Telecom et Orange souhaitent l'empêcher de se développer pour gagner du temps. En attendant l'arrivée de la 4G-LTE-M et de la 5G, qui seront calibrés pour l'Internet des objets.

Dans le monde des réseaux bas débit, qui permettent de connecter des objets à Internet à moindre coût pendant plusieurs années, c'est la guerre. En France, deux camps se tirent régulièrement dessus. D'un côté, il y a Sigfox, une startup toulousaine, précurseur dans ce domaine. Elle couvre quatorze pays à travers le monde et affiche sept millions d'objets connectés au compteur. De l'autre, il y a les opérateurs mobiles Bouygues Telecom et Orange. Eux ont choisi LoRa, une technologie similaire qu'ils estiment supérieure. Mais aujourd'hui, ils en sont encore à déployer leurs antennes dans l'Hexagone.

Au Mobile World Congress de Barcelone, le plus grand salon mondial des télécoms, Sigfox a installé un gros stand pour rencontrer de nouveaux clients et engranger les contrats. A La Tribune, son patron, Ludovic Le Moan, dénonce le "bashing" des opérateurs mobiles. A l'en croire, ces acteurs, conscients que l'Internet des objets constitue un business d'avenir, cherchent surtout à gagner du temps pour imposer des solutions maisons. Parmi elles, il y a la 4G-LTE-M ("M" signifiant "Machines"), une évolution de la 4G attendue au mieux d'ici à la fin de l'année selon les chercheurs. En plein développement, la 5G permettra aussi de connecter les objets. Mais d'après les experts, les consommateurs devront sans doute attendre 2025 pour profiter de ce standard, le temps de déployer les réseaux.

Un risque concurrentiel sur l'IoT

Ludovic Le Moan prêche forcément pour sa paroisse. Reste que depuis quelques temps, les inquiétudes vont crescendo sur la stratégie des opérateurs télécoms traditionnels concernant l'Internet des objets. A la tête de l'Arcep, le régulateur des télécoms, Sébastien Soriano a ainsi déclaré le mois dernier dans nos colonnes :

"Il y a un risque que l'écosystème mobile, qui est le mieux constitué et le plus fort puisqu'il existe depuis plus de 20 ans, tente de préempter l'Internet des objets, qu'il veuille imposer ses standards, ses normes et ses technologies."

En clair et en termes moins diplomatiques, cette hypothèse justifierait une volonté de tuer dans l'œuf la concurrence des nouveaux entrants.

LA TRIBUNE - Vous vous êtes offert un gros stand à Barcelone. C'est un moment important ?

LUDOVIC LE MOAN - Oui, on a rassemblé toutes nos équipes. On a une cinquantaine de personnes sur place. Pendant quatre jours, on enchaîne les rendez-vous. L'objectif, c'est de rencontrer tous les acteurs du mobile qui veulent déployer des réseaux. Mais aussi les fabricants d'objets connectés intéressés par notre solution. A vrai dire je ne parle presque plus de technologie aux clients. J'explique que Sigfox est la meilleure solution parce que partout on va, on a du réseau. On dispose déjà de nombreux clients satisfaits de notre qualité de service. Pour moi, aujourd'hui, il n'y a que ça qui compte.

C'est pourquoi vous avez attendu Barcelone pour dévoiler d'importants contrats. Comme celui signé avec le spécialiste de la maison intelligente, Otio, pour connecter des détecteurs d'incidents domestiques (une coupure de courant ou une émission de fumée)...

Effectivement. Mais ce qui est intéressant, c'est que pour la première fois au monde, quelqu'un peut proposer une offre de vente au détail d'objets connectés. Bientôt, vous irez dans les grandes surfaces, vous achèterez un produit Otio, vous le paierez environ 15 euros. Et pour ce prix assez agressif, vous aurez un objet connecté à vie à Internet. Personne n'a jamais fait ça.

Vos clients sont dans quels secteurs?

Cela va de la sécurité de l'habitat et des personnes (avec des détecteurs de fumée ou d'intrusion) à l'automatisation des relevés de compteurs d'eau ou d'électricité. On est aussi présent dans l'aide à domicile, via des boxs connectées permettant de savoir si une personne âgée est bien chez elle. L'agriculture est un secteur qui monte. Il est aujourd'hui possible de surveiller la santé des vaches, et de mettre en place une alerte lorsqu'elles sont fertiles. Ce n'est pas rien, car elle le ne sont que huit heures par mois !

Sur votre créneau, Bouygues Telecom et Orange lancent chacun leur réseau sous LoRa, une technologie différente. Ils affirment couvrir la France d'ici à la fin de l'année. Craignez-vous cette concurrence?

Non, je crois qu'elle n'arrivera jamais. Tous ces acteurs-là, ils ne font qu'affirmer depuis deux ans qu'ils auront un réseau. On verra bien si ce sera le cas à la fin de l'année. Franchement, je pense qu'il est trop tard. Et puis ce n'est pas suffisant d'avoir un réseau en France. Nos clients, s'ils achètent Sigfox, c'est parce qu'on est présent dans plusieurs pays (dont la France, l'Espagne et le Portugal, Ndlr).

Vos concurrents affirment que la solution de Sigfox est moins bien que LoRa. Certains jugent notamment que votre technologie n'est pas pleinement "bi-directionnelle". Ou du moins que la réception de données par les objets est plus difficile...

Ils mentent. Ils n'ont qu'à regarder nos clients qui font du bi-directionnel... On a sept millions d'objets connectés pour le compte de vrais clients. Il suffit de les appeler. Ces opérateurs n'arrêtent pas de dire "on va faire mieux". Mais faites ! Je pense qu'aujourd'hui, les gens doivent se montrer pragmatiques et faire preuve de bon sens. D'un côté, certains disent "on est bien meilleurs que Sigfox, on est super forts", mais ne proposent rien. Et de l'autre, vous avez une boîte qui est mauvaise paraît-il, avec une techno qui ne marche pas, mais qui gère des millions d'objets...

Pensez-vous que certains acteurs des télécoms ont décidé de faire front contre vous en disant que votre technologie ne fonctionne pas correctement?

C'est sûr. Mais je pense que c'est bon signe. Si notre technologie ne marchait pas, vous pensez vraiment qu'ils agiraient de la sorte? Ils n'auraient qu'à attendre que les clients soient déçus. Aujourd'hui, ils vont jusqu'à publier sur le Net des caricatures de Sigfox. Ils font des communiqués pour dire que Sigfox, ça ne marche pas. Il n'y a pas très longtemps, certains ont acheté des mots-clés Sigfox sur Internet pour dérouter les recherches nous concernant. On en est là. S'ils étaient sûrs d'eux, ils ne se mettraient pas à faire ça. Nous, on ne pense pas une seconde à faire du bashing.

Sébastien Soriano, le patron de l'Arcep, le régulateur français des télécoms, a répété à Barcelone sa crainte que les opérateurs mobiles tentent de préempter l'Internet des objets. C'est le cas?

Ils essayent. C'est certain que s'ils pouvaient nous arrêter, ils le feraient volontiers. Il y a une grande agressivité au quotidien. Mais quand même, ces gens-là ont une énorme puissance financière, des milliers de collaborateurs et pèsent des milliards en Bourse. Pourquoi passent-ils leur temps à nous "basher" ?

Tous les opérateurs ne sont pas contre vous. En République Tchèque, vous travaillez notamment avec T-Mobile... Qui sont vos opposants?

Surtout les Français... et quelques-uns à l'étranger.

A Barcelone, on parle beaucoup de la 4G-LTE-M et de la 5G. Ces nouvelles générations de réseaux mobiles sont notamment développées pour l'Internet des objets. Mais elles ne seront pas opérationnelles tout de suite. Certains disent que les opérateurs font tout pour gagner du temps vis-à-vis d'acteurs comme Sigfox, en attendant que ces technologies soient disponibles...

C'est tout à fait ça. Comme je vous l'ai dit, je ne pense pas qu'on verra un jour un réseau LoRa. Certains acteurs songeraient même à en déployer un pour les deux ou trois années à venir, en attendant d'avoir enfin du LTE-M. Mais c'est impossible à réaliser, parce que les deux à trois années dont on parle, c'est le temps dont un client a besoin pour choisir une technologie, l'implémenter, et la déployer. Résultat, ils essayent de freiner Sigfox en attendant que leurs propres standards soient disponibles.

Je pense que c'est une erreur. Les choses vont très vite. En 2025, l'Internet des objets, ce sera fini. D'autres technologies seront là. Le monde du GSM appartient au passé. C'est un peu comme Uber et les taxis. On peut s'y opposer, mais on ne peut pas nager à contre-courant. Pour moi, l'Internet des objets est un nouvel espace, un nouveau monde. Nous on est parti d'une page blanche, et certains opérateurs se disent "mais ce n'est pas possible, ils nous piquent notre business" ! Reste que s'ils nous tuent, un autre acteur arrivera derrière. Parce que désormais, une brèche est ouverte.