Free Mobile poussé à investir et déployer plus vite son réseau, la concurrence jubile

Par Delphine Cuny  |   |  1542  mots
Bruno Lasserre, le président de l'Autorité de la Concurrence, estime qu'il faut que le contrat d'itinérance de Free Mobile avec Orange s'arrête au plus tard en 2018. DR
L'Autorité de la concurrence vient de publier un avis très attendu sur le contrat par lequel Free loue le réseau mobile d'Orange. Elle estime qu'il faut y mettre un terme au plus tard dans cinq ans, sauf pour la 2G, et qu'il faut contrôler les investissements de Free Mobile.

Martin Bouygues doit avoir le sourire. Il avait fait campagne l'été dernier auprès des parlementaires pour que le contrat d'itinérance entre Free Mobile et Orange ne soit pas prolongé au-delà de son terme, soit 2018, estimant que Free n'avait « pas les mêmes contraintes d'investissement que ses concurrents », notamment Bouygues Telecom (lire la lettre). L'Autorité de la Concurrence fait plus que le satisfaire: dans un avis très attendu qu'elle a rendu public ce lundi, elle préconise que l'itinérance nationale, permise par ce contrat par lequel Free Mobile loue le réseau mobile d'Orange en attendant d'avoir achevé la construction du sien, « ne doit, en aucun cas, être prolongée au-delà d'une échéance raisonnable : 2016 ou 2018. » Le contrat peut en effet être dénoncé, sous certaines conditions, en 2016.

En revanche, pour la 2G (voix et SMS), Free n'ayant de licence qu'en 3G et en 4G et ayant beaucoup d'abonnés possédant un téléphone non compatible avec ces technologies (ceux des forfaits à 2 euros), l'itinérance pourra être maintenue plus longtemps mais pour « les seuls clients disposant de terminaux 2G exclusifs. » Il suffira pour cela de cartes SIM spécifiques ou d'un code réseau dédié. « Jamais Free Mobile n'aurait pu atteindre 8% de part de marché en moins de 15 mois sans l'itinérance 2G et 3G d'Orange, cela a constitué un atout considérable » a reconnu Bruno Lasserre, le président du gendarme de la concurrence, qui s'est par ailleurs « réjoui » du succès commercial du nouvel opérateur : « nous ne renions pas le passé. »

Un avertissement à Free Mobile
Autre message important envoyé cependant comme un avertissement à Free Mobile : il va falloir « vérifier sans attendre que Free est sur une trajectoire d'investissement compatible avec les obligations de sa licence. » C'est-à-dire que l'Arcep, le régulateur des télécoms, devra contrôler l'avancement du déploiement avant la date de 2015 à laquelle il devait s'assurer que Free couvrait bien 75% de la population (38% au dernier pointage officiel) puis 2018 pour 90% de la population. Or l'Arcep a jusqu'à présent martelé que la prochaine échéance de contrôle restait 2015. Mais Bruno Lasserre pense que « l'Arcep est prête aujourd'hui à le faire et nous le souhaitons fermement. » Il faut selon lui un contrôle « plus précoce et plus interventionniste » à titre « préventif. » Le régulateur des télécoms, qui n'a pas vraiment pris position dans son avis très technique, a indiqué en fin de journée dans un communiqué qu'il « maintiendra son suivi attentif des investissements et de la couverture de Free Mobile » : il est prévu qu'il publie à partir de mai prochain un observatoire trimestriel des déploiements des opérateurs mobiles (lire la décision du 29 janvier 2013).

Pour autant, les sages de la rue de l'Echelle soulignent que rien, aujourd'hui, ne démontre que cet accord d'itinérance a créé des effets de distorsion ni que Free a dévié de sa trajectoire d'investissement. «C'est une façon de faire taire la rumeur sur le déploiement de Free Mobile et aussi de s'assurer que Free joue bien le jeu » décrypte un proche du dossier. « Cela met intelligemment la pression sur Free Mobile sans en faire un bouc émissaire » se félicite-t-on à Bercy. Cet avis « légitime l'itinérance jusqu'en 2018 et clôt le débat » avance Free, qui fait valoir qu'il poursuit son déploiement.

« L'itinérance peut perturber la compétition voire déséquilibrer le marché »
« Nous avions encouragé la signature d'un contrat d'itinérance, qui était nécessaire pour permettre à Free d'animer la concurrence. Mais, revers de la médaille, l'itinérance peut perturber la compétition voire déséquilibrer le marché » considère Bruno Lasserre. Ce sont quasiment les termes employés par Martin Bouygues, qui dénonçait « un déséquilibre de concurrence. » Le contrat crée des incitations au déploiement mais aussi des « désincitations » observe le président de l'Autorité : « disposer de l'itinérance permet à l'opérateur accueilli d'optimiser ses investissements de déploiement en limitant leur montant et/ou en maximisant leur rentabilité » relève l'avis (alinéa 155 page 29). En outre, aux yeux de Bruno Lasserre, « l'itinérance est une solution très confortable d'attente » pour Free afin de mieux saisir des opportunités dans un marché « turbulent », telles qu'un rachat d'opérateur ou un accord de réseau (alinéa 226 page 39 de l'avis)

Problème : cet accord est un contrat de droit privé. Mais selon le président de l'Autorité de la Concurrence, cette itinérance, quand elle est nationale, « doit être bornée dans le temps et encadrée par la régulation publique et non par un accord privé » conclu entre deux concurrents. Le gendarme se propose de définir un calendrier d'extinction progressive de cette itinérance, en fonction des zones : en clair, il serait hautement souhaitable que ce contrat s'arrête dans certaines grandes villes en 2016 (pour la 3G), puis peu à peu par département ou par grandes plaques géographiques d'ici à 2018. C'est un peu plus tôt qu'envisagé initialement à l'automne, soit 2018 ou 2020 pour l'extinction de l'itinérance dans les zones denses. 

Même sur la 4G, itinérance limitée pour Free Mobile

Free va donc devoir mettre les bouchées doubles pour que la couverture effective de son réseau progresse et qu'il puisse continuer son activité sans le filet de protection de l'itinérance d'Orange. L'opérateur historique, qui empoche grâce à ce contrat « 500 à 700 millions d'euros par an en moyenne », souvent de la pure marge nette selon l'Autorité, risque de perdre plus tôt que prévu cette manne qui lui a permis de compenser les effets de la perte de clients et de la baisse des prix. « Si on dit qu'on arrête au bout de 5 ans et que, techniquement, Free n'est pas en mesure d'assurer un réseau complet, on verra bien, si on coupe le robinet, que diront les millions de Français abonnés à Free Mobile? » avait lancé Stéphane Richard, le PDG de France Télécom début janvier( lire l'article).

L'avis de l'Autorité de la concurrence est « extrêmement équilibré et a le mérite de rappeler les règles du jeu : la concurrence doit s'exercer par les infrastructures » a cependant réagi lundi Pierre Louette, le directeur général adjoint de France Télécom. « Nous avons signé cet accord afin de tirer le meilleur parti d'une situation inévitable. Nous avons calé la durée sur les obligations de couverture de Free Mobile et l'itinérance n'a plus lieu d'être au-delà » a-t-il fait valoir. SFR aussi s'est dit « satisfait », estimant dans un communiqué que l'avis « conforte sa stratégie. » La filiale de Vivendi est tenue d'assurer à Free l'itinérance en 4G sur ses fréquences 800 Mhz : or là aussi, l'Autorité de la concurrence insiste pour que ce droit reste limité aux zones de déploiement prioritaires (rurales) et ne soit pas étendu aux zones denses où cela poserait « un problème sérieux » (alinéa 247 page 42 de l'avis). Le gendarme de la concurrence rappelle que si Free n'a pas de fréquences 4G en 800 Mhz (les fréquences « en or », de grande qualité de propagation), c'est dû à « l'arbitrage fait par Free lui-même lors de la mise aux enchères », son offre ayant été « la moins-disante sur le plan financier. » Bouygues est resté étonnamment discret sur ce triomphe de ses idées.... « Cet avis fait du bien à Bouygues qui a beaucoup protesté contre le fait que Free ait été beaucoup plus aidé à ses débuts que Bouygues Telecom. Il y a eu un déficit d'anticipation dans cette affaire de 4e licence, il est bon de revenir à une régulation plus équilibrée » observe un haut fonctionnaire.

Maintenir un marché à 4 opérateurs de réseau
Plus généralement, sur le sujet de la mutualisation des réseaux qui était l'autre volet de la saisine du gouvernement en novembre dernier, l'Autorité de la concurrence a tenu à défendre « le maintien du modèle de la concurrence par les infrastructures, car c'est celui qui garantit la concurrence la plus pérenne, la plus durable » justifie Bruno Lasserre. « Nous ne pensons pas qu'une « reconsolidation » du marché soit possible et surtout souhaitable. Repasser de 4 à 3 opérateurs serait un aveu d'échec du modèle que l'on a construit et poserait même le risque d'un retour à un certain duopole. Je rappelle qu'on a connu des situations collusives » a-t-il souligné, en citant la fameuse condamnation pour entente en 2005 des trois opérateurs mobiles «historiques. »

Si le partage d'installations dites « passives», comme les pylônes, les toits-terrasses, les câbles qui relient les antennes aux stations de base, les locaux, etc, ne posent pas de problèmes de concurrence, l'Autorité est beaucoup plus réservée sur la mutualisation « active » (le RAN sharing), qui consiste à mettre en commun les antennes, les stations de base, les contrôleurs et les liens de transmission, acceptable uniquement dans les limites de certaines zones et pas de façon nationale. Selon Raymond James Equities, un partage de réseau limité à 50% de la couverture entre SFR et Bouygues Telecom pourrait toutefois générer 180 millions d'euros de synergies par an.