Pourquoi Nokia ne veut plus lâcher Alcatel Submarine Networks

Par Michel Cabirol et Pierre Manière  |   |  975  mots
Aujourd'hui, 99% des communications intercontinentales transitent par les câbles sous-marins. (Crédits : DR)
Suite à des évolutions technologiques et économiques, le géant finlandais des équipements télécoms ne veut plus se séparer du champion français des câbles sous-marins. Mais en face, la France veut toujours conserver cette société, à l’activité éminemment stratégique, dans son giron. Voilà pourquoi des discussions ont débuté entre l’opérateur historique Orange, BPIFrance et Nokia pour trouver un moyen de diversifier l’actionnariat d’ASN et d'assurer son avenir industriel.

Pas question, désormais, de lâcher cette pépite ! Aujourd'hui, Nokia n'est plus disposé à vendre Alcatel Submarine Networks (ASN), un des leaders mondiaux des câbles sous-marins qu'il a récupéré en 2015, lors de son rachat d'Alcatel. Signe que le vent a tourné : au mois de janvier, La Tribune a indiqué que le géant finlandais des télécoms songeait à garder ASN sous sa coupe. Alors qu'à ce moment-là, Nokia négociait sa vente au petit équipementier français Ekinops (accompagné par BPIFrance et le fonds Aleph Capital). Trois mois plus tard, en avril, les négociations ont fini par capoter. Au grand dam de l'Etat français, qui dispose d'un droit de regard sur la vente d'ASN, et souhaite le renforcer à l'avenir. Et pour cause: les câbles sous-marins, où transitent 99% des communications intercontinentales, sont vitaux pour l'économie. Au cœur de l'Internet mondial, cette activité est aussi très sensible, et figure dans le collimateur des militaires et des espions.

Récemment, Rajeev Suri, le PDG de Nokia, a confirmé qu'il voulait conserver ASN. Lors de la présentation des résultats trimestriels du groupe, le 25 avril, il a justifié cette position nouvelle par des changements sur le marché des équipements de réseaux optiques. Toutefois, il a dit "comprendre" que le gouvernement français ne veuille pas qu'ASN demeure à 100% sous la coupe de Nokia et appelle à un partage de son actionnariat. Pourquoi ? Tout simplement pour sécuriser une activité considérée comme souveraine pour la France.

Les GAFA ont changé la donne

Mais pourquoi diable Nokia a-t-il changé son fusil d'épaule ? Selon deux sources proches du dossier, c'est la convergence technologique et économique entre les câbles sous-marins et les câbles terrestres qui explique ce revirement. Jusqu'à il y a peu, le marché des câbles sous-marins n'intéressait que des consortiums d'opérateurs. Comme ces infrastructures coûtent jusqu'à plusieurs centaines de millions d'euros, les Orange, Deutsche Telekom ou Telefonica commandaient leurs câbles ensemble, et en partageaient la propriété et la capacité. Mais l'arrivée des géants américains du Net (les GAFA Google, Amazon, Facebook et Amazon) a changé la donne.

Ces acteurs aux poches profondes ont une problématique différente des opérateurs: ils veulent de plus en plus disposer de leurs propres câbles pour relier directement leurs data centers à travers le globe. Outre les câbles sous-marins, ils ont également besoin de câbles terrestres pour assurer la liaison avec leurs centres de données. Autrement dit, pour relier deux data centers enfoncés dans les terres entre les Etats-Unis et l'Europe, un acteur comme Google aura besoin d'un câble sous-marin transatlantique, certes, mais aussi de deux câbles terrestres sur chaque continent. "On comprend, dès lors la logique à considérer les problématiques maritime et terrestre dans leur ensemble", nous dit une source.

Nokia veut garder le savoir-faire pointu d'ASN

Dans ce contexte, Nokia a un intérêt à conserver ASN pour trois raisons. La première, c'est qu'ASN maîtrise un savoir-faire clé et pointu : il fabrique des équipements dits WDM (pour Wavelength Division Multiplexing). Cruciaux, ceux-ci sont installés au niveau de l'atterrissement des câbles sous-marins. "Cette technologie permet de faire passer plusieurs longueurs d'ondes sur une fibre optique pour augmenter sa capacité", explique une de nos sources. Or Nokia, de son côté, est historiquement un des leaders dans les équipements WDM, mais pour les câbles terrestres. Dans le cadre de la convergence des câbles sous-marins et terrestres, il souhaite conserver la compétence en dispositifs WDM maritimes d'ASN, puis la faire évoluer avec la sienne, dans les WDM terrestres. Ce qui lui permettra d'être en pointe sur tout le segment, avec une offre globale.

La seconde raison, c'est qu'ASN est particulièrement bien positionné, d'un point de vue commercial, auprès des GAFA. Ce dont Nokia pourrait profiter dans les années à venir. Enfin la troisième raison, selon une de nos sources, est que si ASN sortait complètement de Nokia, "elle introduirait auprès des GAFA sa propre technologie WDM". Laquelle, encore une fois, diffère aujourd'hui de la sienne.

Reprise des discussions avec Orange

Au fait de ces considérations, le gouvernement français n'est pour autant pas du tout disposé à voir ASN lui filer entre les doigts. Voilà pourquoi, sous son égide, des discussions ont repris entre Nokia, le géant français des télécoms Orange, et BPIFrance. Ce mardi, en marge de la pose de la première pierre d'un nouveau data center en Normandie, Stéphane Richard, le PDG de l'opérateur historique a déclaré "comprendre la préoccupation du gouvernement de sécuriser ASN, et notamment d'assurer la pérennité des technologies WDM". "Nous cherchons un moyen de mettre en place un actionnariat et un projet industriel pour ASN qui ne coupe pas les liens avec Nokia", a-t-il poursuivi. L'objectif étant de "diversifier" l'actionnariat d'ASN via "un tour de table" et "une association entre Nokia, BPIFrance et Orange", dont l'Etat demeure le premier actionnaire.

Le numéro un français des télécoms est particulièrement intéressé par les six navires dédiés à la pose et à la maintenance des câbles sous-marins d'ASN. Ceux-ci pourraient compléter avantageusement sa propre flotte de six bateaux, qui remplissent les mêmes tâches sous la bannière d'Orange Marine. Mais rien ne dit que les discussions aboutiront à un deal. En 2017, Orange avait balayé la perspective d'un rachat d'ASN auprès de Nokia. A l'époque, l'opérateur a affirmé qu'il ne voulait pas, en particulier, reprendre ses usines de fabrication de câbles et d'équipements spécialisés. A ses yeux, cette activité était trop éloignée de son métier d'opérateur.