Réforme ou hausse des impôts en France : participez au débat

Par Ivan Best et Valérie Segond  |   |  1673  mots
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Mettre fin à l'opacité du système fiscal et à ses injustices qui contribuent au refus de l'impôt : ce sont les objectifs de la "révolution fiscale" proposée par Camille Landais, Thomas Piketty et Emmanuel Saez.

La gauche ne manquera pas de s'emparer de l'ouvrage dans la campagne présidentielle ; la droite pourra aussi s'en inspirer, même si ce sera sans doute avec plus de circonspection. Le livre que publient Camille Landais, Thomas Piketty et Emmanuel Saez, lundi 24 janvier, fera en tout cas débat. Même si le fossé est grand, entre les préconisations audacieuses de ces théoriciens spécialistes de la fiscalité et ce que peuvent en faire les praticiens, ministres et parlementaires, confrontés à la réalité politique. Les auteurs ne proposent rien de moins qu'une « révolution fiscale » pour la France, visant avant tout les impôts payés par les particuliers parce que, in fine, ce sont toujours les individus qui se trouvent taxés.

On ne trouvera pas là une proposition de baisse massive des impôts, guère crédible aujourd'hui, ni des suggestions de prélèvements supplémentaires, permettant de renflouer les caisses publiques. Le raisonnement a lieu à prélèvement global constant : c'est l'architecture même du système qui est à revoir. Le constat est fait, assez peu contestable, de la complexité du système fiscal français et, par là, de son opacité. Le problème n'est pas seulement technique. L'incompréhension nourrit la suspicion sur « qui paie quoi », et donc le sentiment d'injustice fortement ressenti aujourd'hui par une grande partie de la population. Un sentiment alimenté également par la réalité de l'imposition sur le revenu en France : de fait, l'égalité devant l'impôt a disparu, puisque le principe « à revenu égal, impôt égal » n'est en réalité plus appliqué.

Cela en raison de l'accumulation des niches fiscales. Des niches qui, tel le « Girardin industriel », permettent à un contribuable fortuné d'économiser 400.000 euros d'impôt pour un investissement de... 300.000 euros. Conséquence : contre toute attente, et à rebours des discours habituels, les auteurs font apparaître que le système est globalement « régressif ». Autrement dit, au-delà d'un certain niveau de richesse, on consacre aux impôts (tous prélèvements pris en compte) une proportion de plus en plus faible de ces revenus (voir le graphique ci-contre).

Comment rétablir la lisibilité et l'équité du système ? La solution préconisée a le mérite de la simplicité : il ne faut pas plafonner ou raboter ces niches, comme le fait le gouvernement mais, au nom de la nécessaire simplification, les supprimer. Toutes. Et, autre simplification nécessaire, mettre fin à l'existence de deux impôts frappant le revenu, à savoir l'IRPP et la CSG. Nombreux sont les responsables politiques à évoquer une telle piste, mais, ainsi que le souligne Thomas Piketty, « jamais ils ne disent lequel des deux impôts doit prévaloir ».

La « révolution fiscale » préconisée fait le choix de l'absorption du vieil impôt sur le revenu par la plus moderne CSG. Autrement dit, les contribuables paieraient seulement la CSG, prélevée à la source, mais à un taux plus élevé. Et, à la différence de la contribution actuelle, son taux serait progressif. Rien à voir avec le barème actuel de l'impôt sur le revenu, fondé sur des taux applicables à différentes tranches, et souvent incompris. Le nouveau barème fonctionnerait selon le principe de taux effectifs : chaque contribuable se verrait soumis à un seul taux, applicable à l'ensemble de son revenu. Avec 2.200 euros de revenu brut mensuel, il paierait simplement 10 % d'impôt, puis 13 % avec 5.000 euros, et ce, jusqu'à 60 %, pour un revenu mensuel de 100.000 euros. Ces taux d'imposition sont modulables, selon des choix politico-idéologiques. Une « flat tax », c'est-à-dire le même taux d'impôt pour tout le monde, est théoriquement concevable : pour maintenir le prélèvement global constant, elle serait fixée à 13 %. Les moins aisés seraient alors perdants. À l'inverse, un barème dit de gauche, assorti d'un taux très faible de 1 % en bas de l'échelle, prévoirait un taux de 70 % au plus haut. Mis en place par les auteurs, le site Internet www.revolution-fiscale.fr permet d'évaluer l'impact de différentes hypothèses, au choix de l'internaute.

Quant au barème proposé par les auteurs, qui vise à rétablir une certaine progressivité de l'impôt, il aboutirait à des gains de pouvoir d'achat pour 97 % des contribuables. Les 3 % restants, aux plus hauts revenus, devraient s'acquitter d'une charge supplémentaire de 15 milliards d'euros. De quoi faire fuir à l'étranger nombre d'entre eux ? Thomas Piketty ne le croit pas, et met en avant la simplification du système et la capacité de l'administration à combattre la fraude fiscale, grâce aux accords de lutte contre les paradis fiscaux.

Ce volontarisme signe les limites de l'ouvrage. Peut-on envisager une telle politique dans un monde ouvert ? Est-il concevable, en outre, de supprimer d'un coup toutes les niches fiscales, dont certaines, quoi qu'on en dise, jouent un rôle économique ? Thomas Piketty et ses coauteurs ont, en tout cas, le mérite de poser le débat sur le système fiscal tel qu'il est ressenti par les Français. « Un bon impôt est un vieil impôt », dit l'adage des fiscalistes. Mais à force d'injustice, il atteint sa date de péremption.

Analyse : jusqu'où les impôts pourront-ils monter ?

L'économiste américain, Arthur Laffer, avait établi que, lorsque les prélèvements obligatoires sont déjà élevés, toute hausse supplémentaire se révèle contre-productive, car elle incite les agents à moins travailler. En fait, chaque jour, l'actualité montre combien la capacité des contribuables à accepter les hausses d'impôts varie fortement d'un pays à l'autre et, derrière, d'une culture à l'autre. Aux États-Unis, par exemple, la montée des sympathisants du Tea Party, qui prospère sur le refus de la hausse des impôts, a contraint le président démocrate à prolonger les baisses d'impôts consenties par son prédécesseur. Au Royaume-Uni aussi, les hausses de la tranche marginale d'imposition, et la menace - très aménagée à ce jour - sur les super bonus des traders ont déclenché un exode massif d'équipes entières des banques britanniques, de Londres vers Genève. En revanche, les hausses d'impôts imposées depuis plusieurs années en Allemagne, où le pouvoir d'achat de ses habitants a été longtemps rogné, semblent être passées comme une lettre à la poste. Ils ont seulement moins consommé.

Cela confirme que « la capacité d'un peuple à payer plus d'impôts ne se mesure pas par un simple ratio, explique l'économiste de Standard and Poors Jean-Michel Six. Si la Suède a un des taux d'imposition les plus élevés au monde, l'impôt y est accepté par ses contribuables. En fait, l'impôt additionnel n'est accepté que s'il est jugé équitable, et si la dépense qu'il finance est, elle aussi, jugée efficace. » On retrouve là le fondement du fameux « consentement à l'impôt » inscrit dans la Déclaration des droits de l'homme de 1789 pour s'opposer à l'absolutisme du souverain, et par lequel le peuple, directement ou par la voie de ses représentants, a le droit de créer un impôt.Seulement, toute personne taxée se sentant par nature « injustement taxée », la question du « sentiment d'équité » en matière de prélèvements obligatoires, comme celle du « sentiment d'efficacité de la dépense publique » sont particulièrement difficiles à cerner. Notre fiscalité sur les revenus des personnes comme des entreprises est si complexe, avec ses assiettes à géométrie variable, ses seuils, ses taux marginaux, ses abattements et ses niches en tous genres, qu'il existe un grand écart entre la représentation de l'impôt, son ressenti, sa valeur symbolique et l'impôt effectivement perçu. « Par exemple, explique le spécialiste de la question fiscale Jacques Le Cacheux, prenez la fiscalité sur les personnes : tout le monde en France est convaincu que la moitié des foyers fiscaux ne participe pas à l'effort de la nation, et que l'impôt n'est payé que par les gens très riches, lesquels se trouvent très lourdement taxés. Or c'est oublier que les très faibles revenus paient la CSG, et que les plus hauts revenus sont en réalité soumis à une fiscalité dégressive, comme le démontre aujourd'hui Thomas Piketty. Pour la TVA, tout le monde pense que la TVA à 19,6 % est à un niveau élevé, et qu'elle est à ce titre inéquitable. Or, après les baisses passées par Alain Juppé, les extensions de la TVA à 5,5 % et les hausses passées chez nos voisins, la France a une TVA effective de 19,1 %, contre une moyenne de 21,5 % en Europe. Beaucoup de pays ont une TVA très supérieure à la nôtre. Elle est donc nettement moins inéquitable en France que ce que l'on entend dire », conclut-il. La réalité fiscale est très loin de ses représentations. Car au fond, personne ne sait ce que l'autre, ni même lui-même, paie.

« Dans ces conditions, estime Jacques Le Cacheux, l'appréciation de la limite de l'imposition relève de biens d'autres considérations, à commencer par les circonstances historiques car, en cas de force majeure, les contribuables se montrent prêts à payer. » Mais gare aux fractures invisibles qui peuvent sérieusement ébrécher le consentement à payer. Quand les revenus du capital, concentré dans les mains des seniors, ne sont effectivement taxés qu'à 21%, contre 41,4% pour les revenus du travail, selon les chiffres d'Eurostat, la question de l'équité entre les générations peut constituer la limite invisible, mais bien réelle, d'une hausse des impôts sur le travail. Que 39 % des jeunes Français, âgés de 16 à 29 ans, ne veuillent pas payer la retraite de leurs aînés, comme l'a révélé l'enquête sur la jeunesse du monde de Fondapol, devrait être considéré avec attention. Cela signifie que le consentement aux prélèvements obligatoires dépend aussi pour beaucoup des perspectives de croissance qu'offre son pays, perspectives sur lesquelles repose la solidarité entre les générations. Or sur ce point, l'équation française est aujourd'hui particulièrement difficile.