Détachement des salariés : les organisations patronales à l'offensive

Par Jean-Christophe Chanut  |   |  1347  mots
Le secteur du bâtiment, très concerné par le détachement de salariés étrangers, plaide pour un durcissement des règles.
Alors que la renégociation de la directive sur le détachement des salariés européens va reprendre à Bruxelles le 9 décembre, plusieurs organisations patronales françaises sont montées au front pour exiger un durcissement des règles afin d'éviter un dumping social.

Le grand réveil ! Alors que la renégociation de la directive sur le détachement des salariés européens doit faire l'objet lundi 9 décembre d'une importante réunion entre les 28 ministres du Travail, de nombreuses organisation professionnelles sonnent le tocsin face au développement exponentiel du détachement de salariés européens en France.

De fait, en dix ans, le nombre de ces salariés est passée de 16.000 en 2001 à près de 170.000 en 2012. En 2013, selon le ministère du Travail, il serait plus de 200.000. Médiatiquement, la question a pris de l'ampleur lors de la crise bretonne où de nombreux petits employeurs, ainsi que des salariés licenciés (des abattoirs notamment), ont dénoncé cette concurrence déloyale ou ce dumping social.

Le coût de la protection sociale en question

Si, légalement, les salariés étrangers détachés en France doivent bénéficier des mêmes règles de protection que leurs homologues français s'agissant des salaires, de la durée du travail ou des conditions de travail, etc. dans la réalité ce n'est pas toujours le cas.

"C'est très difficile à contrôler, explique un dirigeant d'une organisation patronale, très souvent l'employeur déduit du salaire le coût du voyage et de l'hébergement".

Mais le plus grave concerne les cotisations de sécurité sociale. En effet, selon le règlement européen sur la Sécurité sociale de 2004, pendant 24 mois, un salarié ressortissant européen continue de payer ses cotisations dans son pays d'origine. Résultat, il n'est pas assujetti à la sécurité sociale française. Son employeur et lui n'ont donc aucune retenue de cotisation.

"Et comme la France est le pays où les cotisations sont les plus lourdes, notre pays est devenu un véritable eldorado pour les sociétés étrangères qui pratiquent le détachement", explique ce même dirigeant.

Les propositions des professionnels du travail temporaire

C'est notamment sur ce sujet que Prism'emploi, l'organisation patronale française adhérente du Medef qui regroupe les professionnels du travail temporaire, réclame un renforcement des règles. De fait, les professionnels français de l'intérim sont parmi les premiers à souffrir de la concurrence déloyale imposée par les entreprises de travail temporaire d'autres pays européens, notamment d'Europe centrale. Prism'emploi préconise donc notamment les règles suivantes:

  •  Interdiction du détachement d'un salarié dans le pays dans lequel il réside

Certaines entreprises s'implantent dans des pays où les taux de charges sociales sont faibles pour ensuite recruter et détacher du personnel résidant dans le pays d'accueil. Ni la Directive  "détachement", ni le règlement européen de sécurité sociale, ne prévoient l'interdiction de cette pratique : des salariés résidant en France (mais employés par exemple par une société d'intérim luxembourgeoise) sont ainsi régulièrement détachés dans leur propre pays, notamment par des agences d'emploi implantées dans des pays voisins où les charges sociales sont inférieures.

Interdire le détachement d'un salarié dans le pays dans lequel il est résident mettrait fin aux affiliations aux régimes de sécurité sociale incitant à l'optimisation sociale des entreprises

  •  Définition du "détachement temporaire" au niveau européen

La directive de 1996 et la proposition de directive déposée par la Commission européenne en 2012 ne donnent pas de définition au détachement et ne fixent aucune durée maximale du détachement (seule précision, le détachement doit être temporaire). Et ce à la différence du règlement européen sur la Sécurité sociale qui limite à deux ans la possibilité de payer les cotisations sociales dans le pays d'origine de l'entreprise. Il faudrait donc harmoniser.

Pour  Prism'emploi, cette mesure mettrait un terme aux détachements abusifs et permettrait aux organismes de sécurité sociale de percevoir les cotisations sociales dues dans le pays d'accueil en caractérisant le délit de dissimulation d'activité.

  •   Redéfinition de l'activité substantielle : revenir sur le seuil de 25 % du chiffre d'affaires établi par la Commission

La Commission européenne a publié un guide sur l'application du règlement de 2004 qui définit l'affiliation au régime de sécurité sociale. Il indique que 25 % de chiffre d'affaires dans le pays d'origine "peut être un indicateur suffisant" pour l'affiliation dans le pays d'origine. Les entreprises étrangères sont ainsi incitées à seulement réaliser une activité résiduelle dans leur pays d'origine, pour effectuer jusqu'à 75 % de chiffre d'affaires dans les pays de détachement.

Selon Prism'emploi, redéfinir le seuil des 25 % (en le portant à 50%, voire 75%) inciterait les régimes de sécurité sociale des pays d'origine à avoir un contrôle plus strict sur l'activité des entreprises : le certificat " A1" nécessaire à l'affiliation au régime de sécurité sociale du pays d'origine serait ainsi délivré dans des conditions législatives optimales.

  •   Allongement de la durée d'affiliation minimale du salarié dans son pays d'origine

Dans le même ordre d'idée, pour pouvoir être " détaché" au sens du droit de la sécurité sociale, un salarié doit avoir une antériorité d'affiliation d'un mois au régime de sécurité sociale du pays d'origine. Allonger la durée d'affiliation minimale (à six mois par exemple) obligerait les entreprises étrangères à ne détacher que les salariés qu'elles emploient habituellement, mettant fin aux embauches courtes ne visant qu'à un détachement rapide du salarié

 Les professionnels du bâtiment également très remontés

A noter que Prism'emploi a tenté de faire adopter ces règles de " bonne conduite" par Eurosiet, l'association européenne des entreprises de travail temporaire, or ceci n'a pas été possible. On a retrouvé au sein de l'organisation le même clivage qui existe entre les 28 ministres du Travail pour renégocier la directive. Il y a ceux, emmenés par la France, qui souhaitent des règles plus fermes. Et les autres (Grande Bretagne et les pays d'Europe centrale) qui se satisfont des règles actuelles.

Une autre organisation, la Capeb (les artisans du bâtiment), adhérente de l'UPA (artisans employeurs) est à la manœuvre. Elle aussi victime directe de la multiplication des cas de détachement. Elle réclame donc un durcissement des contrôles et un renforcement de la coopération entre les autorités politiques des pays membres de l'Union Européenne.

La Capeb souligne que pour être efficace le resserrement des contrôles nécessitera de lourds moyens humains et une coordination de l'ensemble des corps de contrôle concernés pour organiser des opérations "coup de poing" ciblées sur les chantiers, en dehors des heures légales et le week-end.

Elle souhaite aussi  "la mise en place d'une liste ouverte précise de mesures de contrôles que peut imposer l'Etat membre d'accueil à une entreprise étrangère détachant des travailleurs sur son territoire, comme le propose le rapport d'information présenté à l'Assemblée Nationale le 2 décembre".

Une " liste d'entreprises et de prestataires de services indélicats "

La Capeb demande également l'instauration d'une responsabilité conjointe et solidaire du donneur d'ordre si les sous-traitants ne respectent pas les obligations légales. Des mesures d'ailleurs défendues par le ministre du Travail, Michel Sapin ,dans le cadre des discussions à Bruxelles. Enfin, la Capeb préconise la constitution, par les pouvoirs publics, d'une " liste d'entreprises et de prestataires de services indélicats " pour contribuer à lutter contre le fléau du recours à une main d'œuvre à bas coût et non compétente dans le secteur du bâtiment.

Last but not least, la Fédération française du bâtiment (FFB) et l'organisation patronale des PME (la CGPME) ont signé le 27 novembre un appel commun dénonçant l'essor des procédures de détachement.

Le sujet semble donc faire consensus… tardivement. Mais Michel Sapin va avoir du pain sur la planche pour défendre une position de fermeté, dans une Europe plutôt marquée par le souffle libéral.