Pourquoi la légalisation du cannabis gagne-t-elle du terrain ?

Par Romain Renier  |   |  1385  mots
D'après les spécialistes de la question, et même dans les plus hautes sphères institutionnelles, légaliser le cannabis apparaît comme la solution la plus efficace pour mieux atteindre l'objectif de santé publique. Voici pourquoi.

Faut-il légaliser le cannabis ? La question est de plus en plus prégnante depuis que l'Uruguay, mais aussi l'État du Colorado et celui de Washington aux Etats-Unis ont décidé de franchir le pas. D'autant plus que la défense de la légalisation n'est pas l'apanage de personnes souhaitant encourager la consommation.

Bien des noms issus des plus hautes institutions ont ouvertement manifesté leur soutien à la libéralisation de cette drogue. C'est notamment le cas de l'ancien ministre de l'Intérieur de Lionel Jospin, Daniel Vaillant, qui jure pourtant n'avoir jamais fumé, mais aussi ni plus ni moins de Barack Obama, qui a déclaré en début de semaine que "fumer de l'herbe" ne lui semble pas plus dangereux que "de boire de l'alcool".

La répression ne fonctionne pas

La raison de cet infléchissement dans la "guerre aux drogues" lancée dans les années 1970 par l'ONU et l'ancien président américain Richard Nixon est double. La répression ne fonctionne pas.

"La France est le pays européen le plus répressif en matière de lutte contre le cannabis, et pourtant, nous sommes les plus gros consommateurs en Europe," explique Christian Ben Lakhdar, économiste des drogues à l'Université catholique de Lille et ancien expert de l'Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT).

Entre 2005 et 2010, le nombre des interpellations a doublé, sans qu'il n'y ait d'impact. "Cela aurait dû avoir un effet haussier sur le prix lié à la prime de risque exigée par les trafiquants. Or la seule hausse du prix observée est plutôt liée à une augmentation de la qualité du produit", relève le chercheur, qui fait état de statistiques de l'OFDT.

De fait, le marché est de mieux en mieux alimenté par la production locale qui fait l'objet d'une véritable sélection des meilleures graines et bénéficie des techniques hydroponiques, c'est-à-dire une culture optimisée en lieu clos et à lumière constante.

Pour lui, la politique de lutte contre la toxicomanie basée sur la répression est un "échec total". Constat partagé par ces pays qui dépénalisent, voire légalisent la production et la vente, non par laxisme, mais pour des raisons de santé publique et économiques.

La légalisation est bonne pour les finances publiques

D'après les travaux publiés en 2003 par Pierre Kop, professeur agrégé d'économie à la Sorbonne, et compilés par la suite par Christian Ben Lakthar, on peut estimer à 910 millions d'euros le coût social total du cannabis à la France.

Ce chiffre prend en compte les accidents de la route causés par la consommation de la plante ou de ses dérivés, le coût de la prévention, le coût pour la sécurité sociale, mais aussi ceux de l'engorgement des tribunaux et des prisons, des douanes et des enquêtes de police.

"Au final, 55% à 60% de ces 910 millions d'euros sont imputables au régime légal", note Christian Ben Lakhtar. En clair, le système répressif mis en place pour lutter contre le trafic et la consommation de cannabis coûte entre 450 et 500 millions d'euros à l'État chaque année, soit 5 milliards d'euros sur dix ans.

Aux prix actuels, c'est-à-dire entre 5 et 7 euros pour un gramme de résine et entre 7 et 9 euros pour un gramme d'herbe, on estime le marché total à 1 milliard d'euros par an. Au niveau de TVA actuelle, ce serait donc quelque 200 millions d'euros de recettes supplémentaires qui viendraient s'ajouter aux économies liées à la fin de la répression.

Dépénalisation ou monopole d'État ?

Alors pourquoi la question gêne-t-elle autant la classe politique, à l'image de François Hollande qui a cherché à éviter le sujet lorsqu'il était candidat à la présidentielle de 2012 ? Parce qu'au-delà de la peur d'une mauvaise réaction de l'opinion publique, un système idéal est très complexe à mettre en place.

Daniel Vaillant, lui, est pour un monopole d'État, à l'image de ce qu'était la SEITA. C'est-à-dire que l'État produirait et vendrait lui-même le cannabis.

"Mais attention à la variable cruciale qu'est le prix", met en garde l'économiste pour qui il ne faut pas perdre de vue l'objectif de santé publique, et non de renflouement des caisses de l'État. De fait, un prix trop élevé n'aurait aucun effet sur le narcotrafic, l'une des cibles originelles de la "guerre aux drogues". De même qu'un prix trop bas visant à lutter contre le marché noir inciterait à la consommation, selon lui.

En outre, les économistes des drogues ont le plus grand mal à évaluer les marges que font les trafiquants en fonction de la qualité et de la provenance du produit. Il est donc difficile de savoir à quel niveau de prix, dans des conditions de production respectueuses de la loi française, l'activité serait rentable. L'Uruguay, qui a fait le choix de produire lui-même, a décidé de s'aligner sur les prix du marché.

Porter atteinte à l'économie de la débrouille est risqué

Mais se pose alors aussi la question de l'impact social d'une telle révolution. Une étude réalisée en 1993 sous la direction de Michel Schiray pour le Conseil national des villes avait souligné l'importance de l'économie parallèle dans les quartiers sensibles, la qualifiant d'économie de la "débrouille". Or, on a du mal à évaluer l'impact d'une amputation des revenus du cannabis qui participent de cet amortisseur social dans les quartiers défavorisés.

Une des questions que s'était posé Dominique Vaillant était de savoir si les personnes impliquées dans le trafic pouvaient être embauchées par son "service public du cannabis". Avec un problème majeur : celui de la mise en concurrence de jeunes formés dans des écoles et universités, et donc aux rouages du commerce légal, avec des trafiquants plus habitués à l'économie parallèle, comme le souligne Christian Ben Lakhtar.

La question étant de savoir comment ces petits trafiquants s'en sortiraient sans ce "gagne pain". Le risque est celui de la fuite en avant. Michel Gandilhon, chargé d'études au pôle Tendances récentes et nouvelles drogues de l'OFDT, avait souligné l'explosion de la culture par des particuliers alimentant le marché local ainsi que la progression de l'autoculture pour subvenir à la consommation personnelle, qui a privé les organisations criminelles d'une partie de leurs revenus.

Résultat, elles ont mis l'accent sur d'autres drogues pour compenser le revenu manquant. Si ce phénomène se confirme, la maintien d'un système répressif sur ces autres drogues exigera des moyens supplémentaires, réduisant d'autant les économies réalisées grâce à la légalisation du cannabis et posant un nouveau problème de santé public.

Ne pas perdre de vue l'objectif de santé publique

Pour toutes ces raisons, la Commission mondiale pour la politique des drogues qui compte des personnalités telles que Kofi Annan, l'ancien secrétaire général de l'ONU, Paul Volcker, l'ancien président de la Réserve fédéral américaine qui a mis fin à la stagflation des années 1970, ou encore des chefs d'États, a appelé en 2011 à mettre fin à la "guerre aux drogues", dans leur ensemble :

"Les dépenses considérables engagées pour la criminalisation et la mise en place de mesures répressives visant les producteurs, les trafiquants et les consommateurs de drogues illicites ne sont visiblement pas parvenues à freiner efficacement ni l'approvisionnement ni la consommation. (…) Les efforts de répression ciblant les consommateurs vont à l'encontre des mesures de santé publique visant à prévenir la transmission du VIH/sida, les décès par surdose et les autres dommages liés à la drogue."

En ce sens, on peut étudier le cas du Portugal qui a lui-même décidé de dépénaliser toutes les drogues. Le pays européen ne voit désormais plus les consommateurs comme des délinquants mais comme des gens qui ont un problème de santé publique. Un objectif que la France a perdu de vue. "Pourtant, le législateur avait alors eu la présence d'esprit d'intégrer sa loi de 1970 contre les drogues non pas dans le Code pénal mais dans le Code de santé publique", rappelle Christian Ben Lakhtar.