Un piège nommé dollar (3/4) : l'âge des pétrodollars et de la financiarisation

Nous dirigeons-nous vers un monde où le dollar ne sera plus roi ? Après l'euro qui ne lui a jamais véritablement fait concurrence, les regards se tournent désormais vers la monnaie chinoise, le yuan, lancé dans un mouvement d'internationalisation progressif et méthodique. Dans ce troisième volet, La Tribune tente de comprendre pourquoi la suprématie du dollar n'est à ce jour pas remise en cause.
Une des clés, ce sont les matières premières. Les États-Unis ont fondé leur modèle de croissance sur le pétrole comme source d'énergie majeure. Et ce pétrole, dont une partie est importée, est acheté en dollars qui viennent remplir les réserves des pays producteurs de pétrole.

"Au royaume des aveugles, les borgnes sont rois". Voilà en somme comment l'on pourrait résumer la suprématie du dollar, qui tient toujours en dépit de ses imperfections et de sa déconnexion de l'or dans les conditions rocambolesques que l'on sait.

En principe, la détérioration de la balance des paiements courants, l'usage fréquent de la planche à billets et l'explosion de bulles financières sur les marchés de capitaux américains devraient affaiblir le dollar. Certes, la vie de la monnaie américaine n'a pas toujours été un long fleuve tranquille depuis la fin de Bretton Woods. Mais ni l'hyperinflation de la fin des années 1970, ni l'éclatement de la bulle internet en 2000, ni celui de la bulle immobilière en 2008, ni l'important déficit de la balance commerciale des États-Unis ou encore les trois programmes de "quantitative easing" de ces dernières années ne sont venus remettre en cause sa place de monnaie de réserve et d'échanges hégémonique au dollar.

"Lorsque les investisseurs ont besoin de trouver un havre de paix pour placer leur argent en période de tourmente financière, ils finissent toujours par se tourner vers les États-Unis. Lorsque le monde est en manque de liquidités, il réclame plus de dollars", constate ainsi Eswar S. Prasad, professeur d'économie à l'université de Cornell dans "The dollar trap. How he U.S. dollar tightened its grip on global finance".

Un "havre de paix" dans un monde financiarisé

En fait, la montée en puissance de la monnaie américaine s'est faite à la faveur de la financiarisation de l'économie, c'est-à-dire de l'endettement auprès des marchés comme mode de financement privilégié. La chute du système de Bretton Woods qui a plongé le monde dans l'ère des changes flottants et les premiers chocs pétroliers dans les années 1970, ont en effet conduit à la libéralisation des marchés des capitaux dans le but d'attirer l'épargne pour investir et créer de nouveaux leviers de croissance. Les États-Unis ont été les premiers à s'ouvrir largement aux investisseurs internationaux via les marchés.

Dans ce contexte, ce sont les bons du Trésor américain, c'est à dire les titres de dette souveraine américaine, libellés en dollars, qui ont joué le rôle d'actifs disponibles et sûrs par excellence pour les investisseurs et les épargnants en recherche de placements.

"Les dettes d'État sont considérées, à tort ou à raison, comme les plus sûres. Et dans les années 1970-1980, les marchés de la dette publique étaient encore embryonnaires en Europe. Le financement des États passait encore essentiellement par les banques", explique Alexandra Estiot, économiste chez BNP Paribas.

Ce rôle d'actif particulièrement sûr a ensuite été renforcé par la banque centrale américaine, la Réserve fédérale (Fed), qui, en montrant "sa capacité à émettre des dollars dans des quantités illimitées lorsque les marchés en ont besoin", s'est transformée en "un prêteur en dernier ressort crédible non seulement pour le système financier américain mais aussi pour le monde", raconte Eswar S. Prasad dans son ouvrage. Si bien qu'aujourd'hui, le marché des bons du Trésor est le plus gros marché de la dette souveraine au monde.

Un actif dont on se débarrasse facilement

L'attrait des investisseurs pour les bons du Trésor est par ailleurs renforcé par leur liquidité. De fait, considérés comme particulièrement sûrs, ils sont faciles à vendre. Il est donc aisé de récupérer sa mise en cas de besoin.

"C'est sa liquidité qui fait la force d'un actif. Il y a des marchandises qui sont aussi sûres, voire plus sûres que le dollar. Mais leur liquidité n'est pas satisfaisante. L'intérêt des actifs libellés en dollars est que l'on sait que l'on peut s'en débarrasser facilement", explique Alexandra Estiot.

Certes, il peut y avoir des pertes en capital lorsque le dollar se dévalue. Mais c'est quasiment le seul risque. Et ce risque est lui-même limité par l'énorme demande mondiale pour des actifs libellés en dollars, particulièrement en temps de crise.

Cette liquidité des actifs en dollars n'a par ailleurs pas bénéficié qu'aux bons du Trésor. Une fois libéralisés, les marchés boursiers n'ont en effet eu aucun mal à drainer vers les entreprises américaines l'épargne du monde. C'est ce qui explique les flux très importants de capitaux mondiaux vers la première économie du monde et un déficit régulier de la balance des paiements sans que cela ne remette en cause la suprématie américaine. En clair, Charles de Gaulle avait vu juste : les États-Unis, en accueillant des flux de capitaux très importants de l'étranger, vivent à crédit... et à bon compte. Mais le dollar, contrairement à l'or, est particulièrement disponible pour financer l'économie et constituer des réserves.

Une monnaie pratique... à force d'habitude

Cette hégémonie aurait toutefois pu être remise en cause par la financiarisation du reste de l'économie mondiale depuis les années 1970. Mais elle ne l'a pas été pour des raisons très... pratiques.

"D'abord, il est couteux de détenir plusieurs monnaies de réserve. Cela vous fait multiplier les frais de transaction", explique Patrick Artus, directeur de la recherche et des études chez Natixis.

Or, lorsque l'économie du monde s'est financiarisée, lorsque les États européens se sont mis à ouvrir eux aussi leurs comptes de capitaux, le dollar était déjà bien installé.

"Il y a un effet de réseau. Si vos fournisseurs ou vos clients utilisent du dollar, vous aurez tendance à vouloir détenir du dollar et à vous faire payer en dollars. Enfin, il y a un facteur taille. Plus vous êtes gros, plus vous avez tendance à rester dominant," complète Patrick Artus.

La clé, ce sont les matières premières. Les États-Unis ont fondé leur modèle de croissance sur le pétrole comme source d'énergie majeure. Et ce pétrole, dont une partie est importée, est acheté en dollars. Résultat, les réserves des pays producteurs d'or noir sont pleines de ces pétrodollars dont ils se servent ensuite majoritairement pour leurs transactions. Accepter, et donc détenir une autre monnaie signifierait pour eux accepter un risque de change qu'il faudrait alors couvrir. La conséquence ? Une société française comme Air France, par exemple, est contrainte d'acheter son carburant en dollars. Elle préfère donc à son tour détenir des dollars, et imposer par la suite à son fournisseur Airbus de lui acheter ses avions en dollars.

L'Allemagne et le Japon n'ont pas joué les dissidents

Au cours des quarante dernières années, plusieurs monnaies sont apparues comme des alternatives. Mais, si la part du dollar dans les réserves des banques centrales et dans les échanges mondiaux se réduit peu à peu, il domine toujours largement. Les pays concernés n'ont en fait pas cherché à faire entrer leurs monnaies en concurrence avec la monnaie américaine.

Dans les années 1980, Allemagne et Japon étaient par exemple en plein essor et accumulaient les excédents courants. Leurs monnaies étaient suffisamment stables, voire avaient une tendance à l'appréciation digne d'intéresser. Mais aucun des deux n'est entré en dissidence. Les excédents ont servi, outre à financer leurs propres dettes publiques, à constituer un stock d'actifs libellés en dollar, essentiellement des bons du Trésor, pour alimenter les transactions des entreprises japonaises et allemandes à l'international.

L'euro, une monnaie sans État

La création de l'euro dans les années 1990, sur le modèle du deutschemark, a en revanche bien entamé la part du dollar dans les réserves et les échanges internationaux, après des débuts difficiles.

"Lors de sa création, la part de la monnaie unique a contre toute attente beaucoup baissé dans la part des réserves mondiales. En fait, nous perdions sur le terrain de la diversification. Il n'y avait plus qu'une seule monnaie en Europe, au lieu du deutsche mark, du franc, de la lire etc..., raconte Patrick Artus. L'euro est ensuite remonté entre 2002 et 2004 pour atteindre les 23 à 24% en moyenne. Cela n'a pas bougé depuis", ajoute l'économiste.

Pourquoi pas plus ? D'une part, parce que l'euro oblige à se prémunir contre le risque de change dans les transactions sur des marchandises dont le commerce se fait actuellement en dollars, comme le pétrole notamment. Mais aussi parce que le marché de la dette souveraine en euros est segmenté, il n'est pas liquide. La zone euro ne fonctionne pas comme un État et ses membres peuvent faire défaut indépendamment les uns des autres. Il n'existe pas de risque unifié, si bien que les actifs souverains libellés en euros ne se valent pas entre eux. C'est ce que l'on a constaté lors de la crise des dettes souveraines avec l'explosion des fameux "spreads", les écarts de taux, entre le nord et le sud de l'Europe entre 2010 et 2012. Bref, "face au dollar, il n'y a personne", conclut Alexandra Estiot. Pour l'instant ?

Prochain épisode

>> Yuan, euro, bancor... et demain ? (4/4)

Episodes précédents

>> La mort annoncée d'une "relique barbare" (1/4)

>> Un billet vert "aussi bon que l'or" (2/4)

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