1914-1918 : la Belgique, une proie tentante pour l’Allemagne

Par Romaric Godin  |   |  1576  mots
Une section d’infanterie allemande à l’assaut d’un village belge en 1914. L’invasion de la Belgique s’avéra être pour l’armée allemande un défi de taille. / DR
1914-1918 (3/4) En application du plan Schlieffen, la Belgique est envahie dès le 4 août par l’armée allemande. Une simple stratégie militaire ? Le pays, très industrialisé, était au centre de la lutte germano-britannique pour la domination économique de l’Europe.

Lorsque Gavrilo Princip abat l'archiduc François-Ferdinand à Sarajevo le 28 juin 1914, la Belgique est un des pays les plus prospères d'Europe.

« La prospérité nationale n'a jamais été aussi grande qu'au début du 20e siècle », souligne l'historien belge Henri Pirenne.

Ce petit pays de 7 millions d'habitants, dont la neutralité est garantie depuis 1839 par les grandes puissances européennes, n'est rien moins que la sixième puissance économique du monde. Le PIB par habitant belge, calculé par Angus Maddison en dollars de 1990, était en 1913, de 4.220 dollars. C'est 15% de plus que l'Allemagne et 21% de plus que la France.

En Europe, seuls le Royaume-Uni et la Suisse sont plus riches. Bruxelles est alors un « petit Paris » florissant où se croisent les constructions de prestige comme le parc du Cinquantenaire et les immeubles Art Nouveau dont l'architecte belge Victor Horta va devenir un des principaux représentants. Il est vrai que l'argent coule à flots en Belgique. Le pays compte une masse monétaire en billets de banque supérieure à celle du Royaume-Uni.

Une des premières puissances économiques du continent

La puissance économique de la Belgique s'appuie principalement sur une industrialisation précoce, une des premières du continent. Les territoires belges, qui ont depuis le Moyen-âge une importance considérable pour l'Angleterre, ont été les premiers destinataires des investissements britanniques au début de la révolution industrielle. La richesse en charbon du sud du pays a accéléré le mouvement. Aidée par des gouvernements adeptes du laissez-faire britannique et par un secteur financier très développé, l'industrie belge devient la deuxième du monde au milieu du 19e siècle.

Certes, elle ne gardera pas longtemps cette place, dépassée par la croissance rapide de l'Allemagne, des Etats-Unis et de la France. Mais le pays restera un des pays les plus industrialisés d'Europe. En 1913, 45,5% de la population active travaille dans le secteur industriel. Seule la Suisse fait légèrement mieux en Europe. Au Royaume-Uni, la proportion n'est que de 44,1%, en Allemagne 37,9%, et en France 33,1%...

Un pays exportateur

Le jeune royaume, né de la révolution de 1830, sait profiter de sa situation géographique et de la longue paix que lui assurent les traités internationaux. Son industrialisation précoce lui a permis de développer un réseau de chemin de fer très dense qui permet de livrer des biens vers ses trois grands voisins français, britannique et allemand. La prospérité belge s'appuie sur le développement du reste du continent. Les exportations comptent pour plus de 100 % du PIB avant la guerre, et elles ont progressé de 462 % entre 1870 et 1913, un record pour le Vieux continent.

Certes, ce succès s'appuie sur une face plus sombre. D'abord, la faiblesse des salaires dans l'industrie, qui sont 20 % moins élevés qu'en Allemagne, où la main d'œuvre est déjà réputée bon marché. La compétitivité belge repose sur l'inégalité sociale, ce qui alimente la poussée du socialisme et la question linguistique. Elle repose aussi sur l'exploitation sans ménagement des richesses du Congo « racheté » en 1908 au cruel roi Léopold II qui détenait le pays « à titre personnel » jusqu'ici.

Reste que, au début du siècle, le pays connaît une croissance de 3 % par an et que les capitalistes belges investissent partout dans le monde. La Belgique est un des pays européens qui a le plus profité de la paix en Europe. Et, comme le souligne Henri Pirenne, « l'avenir semblait radieux. »

Une prospérité à l'abri de la guerre ?

Car cette prospérité n'est guère menacée, semble-t-il durant l'été 1914. Malgré la montée de la tension internationale, la sécurité du pays est assurée par les traités de 1839 qui en font une « Suisse du nord », un pays neutre garanti par les grandes puissances européennes. Henri Pirenne l'assure : « Personne ne croyait que l'indépendance du pays serait remise en question. » Rien ne peut laisser présager que la Belgique bascule dans un conflit, même franco-allemand. Le gouvernement et le roi ne prennent donc aucune mesure de défense. On se souvient que, lors de la guerre franco-allemande de 1870, la neutralité du pays avait été respectée et que la Belgique avait même plutôt profité du conflit. A Bruxelles, on reste donc calme. On a tort.

Le « plan Schlieffen »

Lorsque l'Allemagne déclare la guerre à la Russie le 1er août, l'état-major allemand a déjà décidé d'appliquer le fameux « plan Schlieffen. » Son principe est simple. L'obsession de Berlin est d'éviter la guerre sur deux fronts. Il s'agit donc d'écraser les Français à l'ouest en quelques semaines, le temps que les Russes mobilisent, pour se retourner avec toutes ses forces contre les armées du tsar ensuite. Pour être certains de vaincre la France, l'Allemagne estime que le moyen le plus sûr est une traversée rapide de la Belgique qui permettrait de fondre sur Paris en prenant à revers le gros des forces françaises.

Le 2 août au soir, le gouvernement belge effaré prend connaissance de l'ultimatum allemand : il faut laisser passer les troupes du Reich ou s'exposer à la guerre. « La sécurité de l'Allemagne contraint les troupes du Reich à pénétrer en territoire belge », estime la note remise à Bruxelles. Berlin promet d'évacuer la Belgique dès que possible et s'engage sur une indemnisation. Mais, prévient le gouvernement impérial, si la Belgique s'oppose au passage de ses troupes, « le sort des armes décidera de la forme des relations » entre les deux pays. Le gouvernement belge dispose de 12 heures pour répondre.

La Guerre

Le gouvernement belge est anéanti, les traités de 1839 ne sont plus, comme le dira plus tard le chancelier allemand, qu'un « chiffon de papier. » Bruxelles est piégé. Si la Belgique accepte le coup de force allemand, la France envahira son territoire. Mais si elle refuse, elle entre de facto dans le camp de l'Entente. Le roi Albert I ne transige pas : il opte pour la résistance à l'agresseur. Le 4 août à 6 heures, le Reich se déclare en état de guerre avec la Belgique et les premières troupes allemandes franchissent la frontière deux heures plus tard. Une occupation de plus de quatre ans va commencer.

 Un simple point de passage ?

La question principale qui se pose à ce stade est de savoir si l'Allemagne n'a eu qu'une intention militaire en choisissant d'envahir la Belgique. N'aurait-elle pas plutôt cherché également à mettre la main sur la richesse industrielle et monétaire du pays ? Longtemps, la version officielle en Allemagne a été celle des « intentions pacifiques » du Reich qui cherchait uniquement à faire passer son armée pour appliquer son plan militaire.

En laissant passer les armées allemandes, la Belgique n'aurait alors guère eu à souffrir du conflit. Cette version n'est plus tenable depuis les travaux de l'historien allemand Fritz Fischer dans les années 1960 qui a mis à jour la volonté des milieux d'affaires allemands de mettre la main sur l'économie belge et leur influence sur la politique allemande.

Contrôler les richesses belges ?

Ces intentions, longtemps sourdes, sont mises à jour un mois après l'invasion, par le chancelier Theobald von Bethmann-Hollweg, très proche des milieux industriels. Dans son « programme de septembre » qui présentait les buts de guerre de l'Allemagne, il plaide pour une union économique européenne sous direction allemande. Mais si le France, par exemple, est relativement épargnée par ces plans, la Belgique doit devenir un « Etat vassal » de l'Allemagne sous une forme politique encore à définir.

L'indépendance économique et financière de la Belgique doit disparaître pour offrir à l'Allemagne le contrôle de son littoral, du port d'Anvers et de ses mines de houille. Les historiens pro-allemands, comme Niall Fergusson, estiment que ce programme est le fruit de l'invasion, pas sa cause. Mais ils ne peuvent nier qu'avant la guerre, l'industrie belge aiguisait depuis longtemps les appétits  allemands. Aussi le plan Schlieffen marie-t-il l'utile à l'efficace.

Le Royaume-Uni en guerre : une décision économique

C'est en tout cas ainsi qu'on a compris l'action allemande à Londres. Le gouvernement de sa Majesté a beaucoup hésité, mais  le coup de force allemand sur la Belgique fait pencher la balance en faveur des bellicistes menés par le secrétaire au Foreign Office, Lord Grey.

Et l'aspect économique est central. Devant les Communes, Lord Grey déclare que si le pays ne fait rien, « il n'échappera pas aux plus sévères et graves conséquences économiques. »

Depuis trente ans, Londres et Berlin luttent pour l'hégémonie économique en Europe. Le rapide développement allemand a mis à mal la domination britannique, notamment dans l'industrie. Les milieux économiques britanniques craignent de devoir traiter avec une Allemagne qui dominerait l'économie continentale et dicterait sa loi aux entreprises britanniques. Or, la mainmise de l'Allemagne sur la riche Belgique, et sur son potentiel industriel serait un coup porté à l'économie britannique. Sans compter évidemment le contrôle du port d'Anvers, débouché sur le continent pour les produits britanniques et, comme le disait Napoléon, « pistolet braqué sur le cœur de l'Angleterre. »

En réalité, la Belgique est une des clés de la rivalité économique germano-britannique -un des enjeux de cette Première Guerre mondiale-, et c'est pour cela qu'elle a basculé dans la guerre.

Cet article a déjà été publié en novembre 2014.