Marchés publics : l'Etat est-il un concurrent déloyal ?

Par Fabien Piliu  |   |  986  mots
Chaque année, la commande publique s'élève aux alentours de 150 milliards d'euros.
Plusieurs fédérations professionnelles déplorent les pratiques déloyales de l'Etat et de ses administrations dans l'attribution des marchés publics. Avec la baisse des carnets de commandes, c'est un autre dommage collatéral de l'austérité.

L'Etat est-il schizophrène ? D'un côté, il crée une médiation des marchés publics pour aider les entreprises et notamment les PME à augmenter leurs chances de remporter un marché public, dont le montant global annuel est évalué à 150 milliards d'euros. De l'autre, il confie à des structures publiques ou parapubliques des missions jusqu'ici traditionnellement assumées par les prestataires privés.

Thierry Saniez, le délégué général du CINOV, la fédération qui défend les intérêts des entreprises des métiers de la prestation intellectuelle du conseil, de l'ingénierie et du numérique, avance :

" Alors que les entreprises du secteur souffrent déjà de l'atonie de la croissance et de la réduction de la dépense publique, cette concurrence vient fragiliser celles qui survécu à la crise. Si cette concurrence que nous jugeons déloyale se poursuit, les dégâts pourraient être irréversibles pour un nombre important d'entreprises."

"Fréquents ces dernières années, ces cas de concurrence déloyale s'intensifie actuellement ", poursuit William Meyer, le président du CINOV Géfil, le syndicat de l'ingénierie des loisirs, de la culture et du tourisme, gérant de la société Tourisme et Patrimoine, un bureau d'études spécialisé dans la valorisation touristique des patrimoines.

Qu'est-il reproché exactement à l'Etat ? De multiplier les créations d'entités d'ingénierie publique ou parapubliques sous diverses formes (agences départementales, associations...) au service des collectivités locales, notamment des plus petites. Citons notamment les sociétés publiques locales (SPL), les agences départementales, le Centre d'études et d'expertise sur les risques, l'environnement, la mobilité et l'aménagement (CEREMA) ou encore l'Office national des forêts (ONF) à qui l'Etat confie une part croissante de ces missions d'ingénierie, voire de maîtrise d'œuvre, sans mise en concurrence, suivant la règle du " in house ".

Beaucoup de métiers touchés

Cette règle, qui devait rester une exception, prospèrerait de manière totalement incontrôlée selon le CINOV, permettant aux collectivités locales d'avoir recours à des sociétés commerciales dont elles détiennent le capital, pour prendre en charge des activités de plus en plus variées (construction, aménagement, assainissement...)

L'Union Nationale des Syndicats français d'Architecture (UNSFA), l'Union Nationale des Economistes de la Construction (UNTEC), l'Association des Consultants en Aménagement et Développement des Territoires (ACAD), la Confédération des Experts Fonciers (CEF), la Compagnie Nationale des Ingénieurs et Experts Forestiers et Expert Bois (CNIEFEB), l'Union Nationale des Géomètres Experts (UNGE) ont d'ores et déjà tiré la sonnette d'alarme.
L'ingénierie et la maîtrise d'œuvre ne sont pas les seuls métiers touchés. Les éditeurs de logiciels, le tourisme, le conseil souffrent également de cette nouvelle concurrence de la part notamment des chambres consulaires qui s'orientent vers des activités de conseil, de formation et d'études, entre autres, dans le secteur concurrentiel.

Quand l'Etat casse les prix

Cette volonté de la part de l'Etat de se passer du secteur privé n'est pas réellement surprenante. Elle est la conséquence de la révision générale des politiques publiques (RGPP) qui, depuis 2007, a supprimé les missions d'assistance et de conseil qu'exerçaient historiquement les ex-directions départementales des territoires (DDE) et les ex-directions départementales de l'agriculture et de la forêt (DDAF). Après avoir confié ses missions à des entreprises privées, l'Etat les rapatrie progressivement dans son giron.

Mais l'Etat ne se contente pas de faire fi de la règle du " in house ". En effet, la compétition à laquelle se livrent les entreprises publiques - lorsqu'elles décident de se passer de la protection offerte par la règle du " in house " - et privées pour l'attribution des marchés publics serait inégale.

En effet, grâce à la minoration de certaines charges, comme les loyers - c'est le cas lorsqu'elles sont logées au sein même des bâtiments publics -, ou leur non-assujettissement à certaines taxes, les structures publiques ou parapubliques ont la possibilité d'abaisser leurs prix de vente à des niveaux jugés déconnectés de la réalité économique. " Les écarts de prix peuvent atteindre 30% ", estime Dominique Sutra del Galy, le président du Cinov et de l'entreprise Sogeti, une société d'ingénierie spécialisée dans la construction, l'infrastructure et l'eau, soucieux de renforcer les complémentarités entre les représentants des maîtrises d'ouvrage publics, des ingénieries et maîtrises d'œuvre privées.

La médiation des marchés publics est saisie

Si le prix n'était pas le principal critère retenu par l'administration pour attribuer les marchés publics - ce qui leur permet d'écarter par ailleurs toute accusation de favoritisme-, ce ne serait pas si grave. Mais ce n'est pas le cas. Poussant les entreprises privées à s'aligner sur ces prix en plus bas, les structures publiques et parapubliques fragilisent la situation financière des entreprises privées qui, pour lutter, n'ont pas d'autre choix que d'abaisser la qualité de la leurs prestations et/ou de rogner sur leur taux de marge.

A la médiation des marchés publics, le problème est désormais connu, identifié par le réseau des Ambassadeurs des marchés publics lancé au printemps par Jean-Lou Blachier, le médiateur national. Des parades sont à l'étude pour circonscrire un problème qui pose la question de la dynamique de la dépense publique, notamment au  niveau local. Alors que le gouvernement planifie 50 milliards d'euros d'économies sur la période 2015-2017, les dépenses de consommation des administrations publiques n'ont cessé de progresser depuis 1984, année à partir de laquelle l'Insee publie des statistiques sur ce point, en raison notamment des transferts de compétences de l'Etat vers les collectivités territoriales.