Pourquoi l'Allemagne ne réduira pas son excédent courant

Par Romaric Godin  |   |  1959  mots
La Commission européenne hausse le ton contre Berlin et ses excédents. Mais une réduction de ces derniers semble en réalité peu probable.

Olli Rehn a demandé dans une tribune publiée dans la Frankfurter Allgemeine Zeitung à l'Allemagne d'engager une politique de réduction de son excédent courant. Mais cette demande est-elle réaliste ? Tentative de réponse en quatre points.

1.L'Etat allemand a besoin de l'excédent

On compare souvent les excédents courants allemands et chinois. Mais à la différence de la Chine, l'Allemagne n'utilise pas cet excédent pour constituer d'immenses réserves de changes. Ces excédents se traduisent par une augmentation des marges des entreprises dont une partie finit, via la fiscalité, dans les caisses de l'Etat allemand.C'est ainsi que les recettes fiscales ont pu augmenter fortement outre-Rhin, sans alourdissement du taux d'imposition, ni même, comme en 2012 ou cette année, sans une croissance notable du PIB. En 2013, les recettes progresseront de 8 % avec une croissance de 0,4 %...


Renoncer à une partie de la compétitivité du pays signifierait pour l'Etat allemand se priver de cette manne. Or, du point de vue allemand, elle est encore largement nécessaire. Malgré un retour à l'équilibre des administrations publiques au sens de Maastricht, l'Etat fédéral lui-même n'est pas encore à l'équilibre. Et surtout la dette publique allemande demeure élevée, à 81 % du PIB. Rappelons que le traité de Maastricht impose théoriquement un niveau de dettes à 60 % du PIB.


Du reste, on chercherait en vain une volonté politique en Allemagne de se contenter de la situation budgétaire actuelle ou, mieux encore, de laisser filer les déficits. SPD et CDU entendent réduire l'endettement et le déficit fédéral. Au reste, ces deux partis n'ont guère de choix puisque, outre les obligations européennes en matière d'endettement, la constitution impose un déficit structurel inférieur à 0,35 % du PIB à partir de 2016 pour l'Etat fédéral et interdit le déficit pour les Länder. Une « règle d'or » que SPD et CDU ont voté ensemble en 2009. Tout dérapage budgétaire est donc exclu.


D'autant - et c'est l'argument avancé régulièrement par les économistes allemands et notamment les « Sages économiques » qui remettent aujourd'hui leur rapport annuel - que l'Allemagne va devoir faire face dans peu de temps à des défis importants liés au vieillissement de sa population : financement du système de retraite, dépenses accrues dans la santé et la prévoyance, tensions sur le marché du travail qui vont mettre à mal les profits des entreprises et le budget public.  D'où le conseil des économistes allemands de ne surtout pas toucher aux excédents dans la situation actuelle afin d'abaisser le plus possible la dette publique avant de devoir faire face à ces défis.


C'est pourquoi le SPD a émis l'idée - et les Verts durant la campagne - d'une hausse des impôts sur les plus riches pour financer une hausse de la dépense publique sans creuser le déficit public. C'est un des principaux points d'achoppement dans les discussions de coalition entre les Sociaux-démocrates et l'alliance conduite par Angela Merkel. Les conservateurs estiment en effet qu'en alourdissant la fiscalité, on ne parviendra qu'à réduire la demande intérieure. Les plus riches investiront et consommeront moins. Pour compenser cette perte, l'Etat devra alors se lancer dans une course sans fin où il faudra dépenser toujours plus. Et au final, un creusement du déficit est inévitable.


Angela Merkel, qui a toujours défendu les intérêts des entreprises allemandes, préfère un financement de ses promesses électorales par l'excédent courant. Il est peu probable que, au-delà de certains gestes symboliques destinés à donner le change aux militants sociaux-démocrates qui devront se prononcer sur l'entrée de leur parti dans « la grande coalition », la chancelière n'adopte la logique de la SPD dans ce domaine. Du reste, cette dernière semble avoir renoncé à ces hausses d'impôts. Il sera difficile de compter sur l'Etat fédéral allemand pour mener une politique de réduction des excédents.

2. La hausse des salaires est-elle possible…et est-elle utile ?

Olli Rehn insiste beaucoup dans son texte sur la hausse des salaires. Conservateurs et Sociaux-démocrates ont adopté l'idée d'un salaire minimum. Afin d'obtenir l'abandon par la SPD de l'essentiel de ses revendications fiscales, Angela Merkel pourrait accepter le principe d'un salaire minimum unique à 8,50 euros par heure réclamé par ses futurs partenaires.

Cette réforme importante permettra-t-elle de relancer la demande intérieure ? Rien n'est moins sûr. Une étude publiée par l'institut DIW examinait les conséquences de ce salaire minimum et appelait à ne pas en surestimer l'impact. Le coût pour les entreprises serait évalué à 3 %. Quant à la hausse du revenu des ménages, elle serait réduite, notamment parce qu'elle s'accompagnerait d'une hausse des impôts et des prélèvements sociaux.

En fait, les entreprises exportatrices allemandes bénéficient de ce bas coût de la main d'œuvre, non pas tant dans leur production directe (le coût du travail dans l'industrie est élevé outre-Rhin) que dans le domaine des services aux entreprises qui utilise le plus les bas salaires et les emplois précaires. Confrontées à une hausse de ces coûts, elles pourraient être tentées de réduire le coût de la production par une modération salariale - réalisée par des embauches au nouveau salaire minimal et par une précarisation accrue de ces métiers - et par la délocalisation de ce qui peut encore l'être. Les prochaines négociations salariales seront donc cruciales.


Le patronat allemand a souvent, lorsque ses marges étaient en danger, su manier la menace à l'emploi avec efficacité pour faire céder les syndicats. En 2010, il avait ainsi obtenu une « année blanche », sans augmentation de salaires. Or les syndicats seront en 2014 en position de faiblesse pour négocier. Non seulement, ils auront obtenu un salaire minimum national, non seulement l'inflation sera faible (1,2 % en octobre 2013), mais les syndicats devront admettre qu'ils ont plutôt « gagné » les deux précédentes négociations et que la croissance est très faible depuis deux ans en Allemagne. Du coup, l'introduction du salaire minimum ne signifie pas - loin de là - une augmentation massive et directe de la consommation et de la demande intérieure.


Du reste, une telle augmentation de la consommation a déjà eu lieu outre-Rhin. Sans contribuer à réduire les excédents. Selon l'Office fédéral des statistiques (Destatis), la consommation a progressé de 4,2 % en termes réels en trois ans, entre le deuxième trimestre 2010 et celui de 2013. C'est plus que le reste de la zone euro. Le taux d'épargne a reculé de 10,9 % à 10 % du revenu disponible.  Et si les importations ont progressé de 13,8 %, ce n'est guère grâce à la consommation. Les importations de biens de consommation ont, dans le même temps, progressé de 4,35 %. Mais surtout, les entreprises ont continué à exporter à un rythme plus élevé que celui des importations. Du coup, l'excédent n'a cessé de gonfler et le nouveau rêve de la Commission européenne d'un rééquilibrage qui pèserait sur le cours de l'euro ne s'est pas réalisé.

3. Les entreprises sont-elles prêtes à réduire leur compétitivité ?

La clé de ce rééquilibrage réside donc bien dans les décisions des entreprises exportatrices. Pour réduire l'excédent courant allemand, il faut réduire nécessairement leur compétitivité et leurs profits. Or, ceci semble bien difficile.  Pour plusieurs raisons.


D'abord, il est impossible de demander à une entreprise de faire moins de profit. En Allemagne, comme ailleurs. Mais en Allemagne sans doute un peu plus qu'ailleurs, car il y a le sentiment outre-Rhin que le pays a réalisé les « justes choix » au début des années 2000 pour soutenir la rentabilité des entreprises. Y renoncer serait en quelque sorte annuler les « efforts » consentis pendant dix ans. Aucun politique, aucun chef d'entreprise et même aucun syndicaliste ne saurait l'accepter.


Mais surtout, les entreprises allemandes ont le sentiment d'avoir besoin de ces profits. Eux aussi s'attendent avec le vieillissement de la population et la baisse de la population active à une hausse directe et indirecte de la main d'œuvre. Il faudra nécessairement payer plus des salariés plus rares et, au besoin, les former. Face à cette exigence future, défendre ses positions à l'international, assurer sa compétitivité actuelle et engranger des réserves de trésorerie sont des nécessités.


D'autant que les exportateurs allemands seront menacés un jour ou l'autre par des concurrents émergents. La malheureuse expérience  de l'industrie photovoltaïque où l'avance compétitive allemande a fondu comme neige au soleil en quelques années devant les concurrents chinois leur a appris la prudence. Et l'importance de maintenir cette compétitivité et les marges pour faire face à ce type d'offensive.


En outre, si les industriels allemands bénéficient aujourd'hui de la réduction de la sagesse de l'énergie, ils savent qu'il n'en sera pas toujours ainsi. Avec le « tournant énergétique » décidé par Angela Merkel, le coût de l'énergie devrait bondir outre-Rhin. Augmenter les salaires et faire baisser l'euro, ce serait alimenter encore cette hausse. Et réduire à néant les profits et la compétitivité des entreprises allemandes.


Enfin, la croissance des exportations allemandes devrait profiter de la politique d'ajustement des pays périphériques. La reprise des exportations dans ces pays, acquise par la compression de leur demande intérieure devrait en effet favoriser la demande de biens d'équipement allemands. Ce qui pourrait conduire à plus d'excédent. Mais on voit mal comment les exportateurs allemands viendraient, au moment où s'ouvrent ces nouveaux marchés, réduire leur compétitivité…


On comprend donc que les entreprises exportatrices ne soient guère prêtes à apporter leurs contributions à la réduction des excédents.

    4. L'Allemagne doit-elle libéraliser son secteur des services ?

Olli Rehn a appelé l'Allemagne à ouvrir davantage son secteur des services à la concurrence, « afin de développer les sources internes de croissance. » L'argumentaire du commissaire est simple, voire simpliste. Avec plus de concurrence, la demande intérieure sera plus forte. Mais en réalité, l'Allemagne ne ferme pas ses frontières dans le domaine des services. Le mercantilisme allemand ne repose pas sur des taxes ou des monopoles. L'arme de l'Allemagne dans ce secteur, c'est précisément une concurrence acharnée, une course aux prix effrénée qui conduit les entreprises du secteur à dégager des marges très faibles.


C'est ainsi que, au moindre ralentissement économique, des vagues de faillites ravagent le secteur en Allemagne. On se souvient de KarstadtQuelle en 2011. Cette année, c'est le distributeur de produits de bricolage et de jardinage Praktiker qui a dû déposer son bilan.

Et c'est pourquoi beaucoup d'entreprises étrangères, si elles ne se positionnent pas sur des niches, ont bien du mal à survivre sur le marché allemand. Des géants comme WalMart, Carrefour ou Citigroup ont dû jeter l'éponge et se retirer de ce marché.

On voit donc mal les entreprises européennes de services ravagées par la crise de leur propre marché intérieure grâce à la politique défendue par Olli Rehn venir se frotter à un tel marché. Le secteur des services peut donc difficilement jouer le rôle de locomotive de la demande intérieure.

Faire reculer dans les conditions actuelles l'excédent courant allemand tient de la gageure. Sans une plus grande intégration européenne incluant des transferts de l'Allemagne vers le reste de la zone euro ou sans une désintégration de la zone euro permettant des dévaluations compétitives, la situation de déséquilibre actuel risque de perdurer longtemps.