Ukraine : l'argument imparable de Herman van Rompuy fait chou blanc

Par Romaric Godin  |   |  1179  mots
Herman van Rompuy a trouvé l'argument massue pour faire basculer les élections européennes
Le président du conseil européen a cru trouver dans la comparaison entre la Pologne et l'Ukraine un argument de poids pour faire aimer l'Europe. Sauf que...

Malgré la violence et les morts, la crise ukrainienne demeure pour les dirigeants de l'Union européenne surtout l'occasion de soigner sa communication avant des élections au parlement européen qui s'annoncent comme un vote de sanction pour ses institutions. L'idée est simple : montrer par tous les moyens que l'UE est un rêve pour les Ukrainiens afin que les peuples de l'Union prennent enfin conscience de leur incroyable chance de vivre dans ce monde merveilleux organisé par la Commission et le conseil européen !

La Pologne écrase l'Ukraine sur le niveau de vie

Dimanche à Varsovie, Herman van Rompuy a cru pouvoir trouver l'argument imparable qui fera sans doute aimer l'UE. Il l'a résumé dans ce tweet :

« En 1990, les niveaux de prospérité de la Pologne et de l'Ukraine étaient équivalents. Aujourd'hui, la Pologne est trois fois plus prospère que l'Ukraine et ce n'est que la dimension économique… »

Une comparaison justifiée ?

La comparaison semble, à première vue, des plus justifiée. L'Ukraine et la Pologne ont des populations comparables (46 millions pour la première, 39 millions pour la seconde) et sont toutes deux issues du « bloc communiste. » Les chiffres avancés semblent également justes : selon le site IndexMundi qui regroupe les statistiques de la banque mondiale et de l'OCDE, en 1990, l'Ukraine avait un PIB par habitant de 1.569,73 dollars. Il était en 2011 de 3.615,38 dollars. La Pologne, de son côté, avait un PIB par habitant de 1.694 dollars, il était en 2011 de 13.352 dollars. Autrement dit, l'écart est passé en 21 ans en faveur de la Pologne de 7 % à 270 %. Herman van Rompuy est même un peu en deçà de la réalité…

La preuve des bienfaits de l'Europe

L'argument est donc rêvé : voici les effets du choix de l'UE. D'un côté, la pauvreté, de l'autre la prospérité. Et l'on voudrait remettre en cause une telle machine à produire du bien-être ? Le tweet de Herman van Rompuy, « retweeté » plus de 200 fois, a été repris sous diverses formes un peu partout. L'ambassadeur de Suède en France par exemple, très actif sur Twitter, a repris l'argument en l'accompagnant d'un graphique et de la conclusion que le président du conseil européen avait seulement sous-entendu « l'Europe compte. »

L'arroseur arrosé ?

Mais qu'en est-il de la réalité de ces chiffres ? Lorsque l'on regarde dans le détail, on s'aperçoit que la comparaison entre les deux pays n'est pas forcément très heureuse. La Pologne a connu une amélioration quasi-continue de son PIB par habitant à partir de 1990, alors que l'Ukraine a connu une forte dépréciation de son niveau de vie jusqu'en 2000. Sur ces dix premières années, le PIB par habitant ukrainien a été divisé par 2,3, tandis que celui de la Pologne a été multiplié par 2,6. C'est durant cette période - autrement dit durant la sortie de l'économie socialiste - que la Pologne a creusé l'écart.

A l'inverse, entre 2000 et 2011, la « prospérité » ukrainienne a été multipliée par 5,7 et celle de la Pologne par « seulement » par 2,9. L'écart tend donc à se réduire. Or, cette période est précisément celle durant laquelle la Pologne a mené son processus d'intégration dans l'UE. Un esprit vicieux aurait pu choisir un graphique en base 100 en 2000 pour montrer combien l'Ukraine a profité de sa non-intégration dans l'UE par rapport à la Pologne…

 L'Autriche appauvrie par l'UE ?

Un autre esprit chagrin aurait très bien pu faire une autre comparaison. En 1995, lorsque l'Autriche est entrée dans l'UE, l'écart de PIB par habitant avec la Suisse, qui avait refusé d'adhérer, était de 16 %. Il était en 2011, 16 ans plus tard, de 22 %, soit un appauvrissement relatif de l'Autriche de 37,5 % ! N'est-ce pas la preuve que l'UE est une machine à appauvrir ? Pourtant, l'Autriche et la Suisse sont des pays de population comparable et de niveau de développement proches… Herman van Rompuy devrait parfois abandonner ses haïkus pour regarder des films d'Audiard. Il y apprendrait que « le langage des chiffres à ceci de commun avec le langage des fleurs que l'on peut lui faire dire n'importe quoi. » Il faut parfois s'attendre à quelques retours de boomerangs !

Un monde moins simple que le croit Herman van Rompuy

S'il suffisait d'être une démocratie membre de l'Union européenne pour être prospère, l'économie serait une science simple et le développement un jeu d'enfant. L'industrie européenne n'aurait pas à se soucier de la concurrence chinoise ou russe et des investissements des pétromonarchies du Golfe. Là encore un esprit chagrin aurait pu reprendre Mais il n'en est pas toujours ainsi. L'écart entre la Pologne et l'Ukraine s'explique par des situations entièrement divergentes et, en réalité, peu comparable.

L'Ukraine, ancienne république soviétique

La Pologne n'était pas, à la différence de l'Ukraine, une république socialiste soviétique membre de l'URSS. Si son économie était certes dépendante de l'URSS, mais celle de l'Ukraine en était une part intégrante. Lorsque Kiev est devenu indépendante, elle est restée, de fait, une dépendance économique de la Russie. L'Ukraine a donc dû subi un ajustement bien plus violent, alors même qu'elle restait très dépendante des (alors très rares) capitaux russes. A l'époque, en Europe, qui se souciait de l'Ukraine ? La réalité oblige à dire que l'UE la laissait alors volontiers dans le giron russe. Le pays a donc subi une pénurie de devises et, en 1998, les contrecoups de la faillite russe.

L'afflux de capitaux en Pologne

Pendant ce temps, la Pologne a bénéficié d'un apport de capitaux européens, surtout allemands. Faire accepter la réunification et calmer la méfiance polonaise vis-à-vis de l'Allemagne passait par ces investissements. Mais c'était aussi pour les entreprises allemandes une occasion unique de baisser les coûts. Pour tout dire, l'UE n'a pas grand-chose à voir avec cette situation. La position géographique de la Pologne a bien plus joué.

L'Ukraine, un pays divisé

Par ailleurs, la Pologne dispose d'une population homogène, fortement catholique et unie dans le rejet des expériences de la période communiste, considérée comme une occupation russe. En Ukraine, ce sentiment est celui des ukrainophones de l'ouest, mais pas des russophones du sud et de l'est qui se sentent Russes et ont une vision bien plus positive de l'URSS. Maintenir l'unité d'un tel pays, dans un contexte d'indifférence européenne et de pressions russes, est une gageure qui favorise des régimes autoritaires et étatistes.

Bref, comme à l'accoutumée, les dirigeants européens préfèrent les formules chocs à la complexité de la situation et leurs rêves européens aux réalités du terrain. Pas sûr que l'on parvienne ainsi à faire davantage aimer l'Europe…