Pourquoi les rachats d'obligations d'Etat par la BCE sont plus risqués qu'efficaces

Par Romaric Godin  |   |  1379  mots
Mario Draghi semble accepter un QE désormais.
Le "QE" à l'européenne se précise. Mais sera-t-il efficace ? Quel impact aura-t-il sur l'économie réelle ? Et pourquoi Mario Draghi souhaite l'imposer ?

Tout le monde en rêve, tout le monde l'attend et Mario Draghi pourrait bien le faire. Le président de la BCE a lundi 17 novembre a fait un pas de plus devant les députés européens vers un vrai assouplissement quantitatif (Quantitative Easing ou QE) incluant des titres souverains, des obligations d'Etat. La BCE semble de plus en plus prendre le chemin de la Fed. Les marchés ont apprécié, beaucoup se réjouissent de cette volonté d'action de Francfort, mais qu'en est-il de l'efficacité réelle de telles mesures ?

Le QE, comment ça agit sur l'économie ?

En théorie, le QE a pour fonction d'agir là où la politique monétaire classique ne peut agir : sur les taux longs. En rachetant de la dette d'Etat à 5, 10 ou 30 ans, la banque centrale fait baisser les taux sur l'ensemble des maturités. Elle offre ainsi aux entreprises et aux banques des conditions de financement beaucoup plus favorables y compris pour des emprunts à long terme. Les acteurs de l'économie sont donc plus sereins, ils peuvent se lancer dans des projets à plus long terme. « Tous les actifs dont les conditions de financement dépendent des taux souverains en profitent », explique Jacques Cailloux, chef économiste chez Nomura.

Le QE a d'autres effets, notamment celui d'inciter les investisseurs à céder à la banque centrale des actifs sûrs. Ils se tournent donc mécaniquement vers des actifs plus risqués. Là encore, l'économie en profite car le tissu économique le plus fragile voit ses conditions de financement s'améliorer. Enfin, en émettant de la monnaie, la banque centrale pèse sur la valeur de cette dernière, ce qui favorise les exportations et l'inflation.

Ces mécanismes sont cependant théoriques. Ils s'appliquent à une économie unifiée qui se finance principalement par le marché et dans un cadre national qui ne vient pas contredire l'effet positif du mécanisme. Un tableau qui ne ressemble guère à celui de la zone euro aujourd'hui.

Le problème des banques

Dans la zone euro, l'effet sur la demande d'un tel QE risque en effet d'être très limité. « Dans la zone euro, le financement de l'économie se fait par les banques, la structure est très différente de celles du Japon ou des Etats-Unis où les entreprises se financent souvent directement sur les marchés », explique ainsi Christopher Dembik, économiste chez Saxo Bank à Paris. Lorsque le financement se fait principalement sur les marchés, le QE se transmet plus aisément : l'investisseur utilise le produit de la vente de ses bons d'Etat pour acheter des actions ou des obligations. L'effet est alors immédiat : les entreprises savent qu'elles trouveront de l'argent pour se financer.

Dans le cas européen, l'effet est plus diffus, moins évident. Il faut en passer par les banques. On voit bien que les tentatives de la BCE de racheter des ABS (prêts titrisés) ou des obligations sécurisées ne fonctionnent pas en raison de l'importance du financement bancaire. Or, les banques de la zone euro bénéficient aujourd'hui déjà de conditions de financement très favorables. Une baisse des taux longs aura peu d'impact sur ces conditions, sauf peut-être dans des pays encore sous tension comme la Grèce ou Chypre. Ailleurs, l'effet sera faible ou presque. Du reste, les banques ne se sont guère pressées en septembre pour obtenir des prêts à 4 ans de la BCE dans le cadre du TLTRO. Et l'offre de décembre ne semble guère plus favorable. Bref, le QE européen semble devoir échouer sur cet obstacle bancaire.

Un impact sur la demande ?

L'autre impact du QE sera d'abaisser les taux longs des pays de la zone euro. Or, ceux-ci sont déjà anormalement bas pour beaucoup de pays. On constate ainsi qu'un pays comme l'Espagne se finance à 10 ans à un taux plus faible que les Etats-Unis. « Un QE de la BCE viendrait sans doute alimenter un effet de bulle spéculative sur les Etats périphériques », craint ainsi Christopher Dembik. Une bulle qui finira par éclater et viendra à nouveau affaiblir la zone euro. Si, du moins, on utilisait ces conditions de financement pour favoriser l'investissement public et relancer la demande en zone euro, on pourrait estimer qu'il y aurait une chance d'éviter l'éclatement de la bulle. Mais les structures en place en zone euro, notamment le semestre européen, vont continuer à instaurer une politique budgétaire restrictive ou, au mieux, neutre. Les Etats ne profiteront donc pas de la baisse des taux produite par le QE pour relancer la demande.

Un impact sur l'inflation ?

 Le QE est une utilisation moderne de la planche à billets. Ces flots d'argent feront-ils remonter l'inflation et les anticipations d'inflation ? Pour Christopher Dembik, l'exemple américain prouve que l'effet sur l'inflation du QE est très faible, voire nul. Sans effet sur la demande, le QE ne pourra pas peser réellement sur l'inflation. Il y a plutôt fort à parier que, comme dans le cas du QE de la Fed, cet argent aille plutôt alimenter d'autres bulles sur certains secteurs comme les biotechnologies ou les marchés émergents.

Un impact sur le change ?

Reste enfin l'impact sans doute le plus notable : celui sur le taux de change. L'euro devrait logiquement s'affaiblir en cas de QE impliquant des titres souverains qui pourrait, selon Jacques Cailloux atteindre 40 milliards d'euros par an. Christopher Dembik cible une possible baisse jusqu'à 1,20 dollar de la monnaie unique. Mais il estime que l'effet sur l'économie de cette baisse sera peu palpable. Si la demande mondiale reste déprimée, l'effet monnaie sera très limitée. Jacques Cailloux, lui, estime même qu'il est difficile d'évaluer l'impact réel du QE sur le taux de change. « Ce n'est pas toujours le cas : la livre a ainsi reculé avant le lancement du QE au Royaume-Uni, pas après », explique-t-il en ajoutant que, même s'il existe, l'impact sur la devise sera « limité. »

La question de la conditionnalité

Enfin, Jacques Cailloux rappelle que « plus le QE est conditionnel, plus son effet est limité. » Or, on voit mal comment Mario Draghi pourrait obtenir le feu vert de la Bundesbank et de l'Allemagne sans faire des concessions à l'Allemagne soit en termes de « réformes structurelles », soit en termes de « sécurités techniques » pour éviter que la république fédérale ne « paie pour les autres » et que le QE n'alimente « l'aléa moral », autrement dit incite les Etats de la zone euro à être encore moins disciplinés. Pour Jacques Cailloux, « la grande erreur serait d'accompagner le QE de conditions budgétaires », mais cette option est-elle exclue ? En tout cas, le QE européen, déjà inefficace en soi, sera encore rendu plus inefficace par cette conditionnalité sans doute inévitable.

Pourquoi un QE ?

Reste alors une question : si le QE est inefficace, pourquoi le faire ? « Mario Draghi sait que la solution n'est pas là : à Jackson Hole, il a justement expliqué que la solution résidait dans une action coordonnée des gouvernements de la zone euro, mais cette action n'arrivera pas assez vite et assez fortement et les outils actuellement mis en place par la BCE n'auront pas le temps d'être efficaces. La baisse des prévisions d'inflation exerce une pression telle sur la BCE qu'elle doit agir absolument », résume Jacques Cailloux. Mario Draghi se serait donc emmêlé les pieds dans sa propre stratégie de communication. En août, il pouvait évoquer un QE souverain comme une menace pour faire céder Berlin sur une relance européenne. C'était un pari que Mario Draghi a perdu car Berlin n'a pas cédé, mais les marchés avaient déjà pris en compte la possibilité du QE. Jacques Cailloux le souligne : le QE agit souvent avant sa mise en place, par anticipation. L'ennui, c'est qu'alors, si le QE n'arrive pas, on s'expose à un krach obligataire. Mario Draghi et la zone euro ne peuvent se le permettre, il faut donc passer aux actes et faire le QE, aussi inutile soit-il. « C'est une fuite en avant », constate Christopher Dembik. La logique à l'œuvre en zone euro ressemble de plus en plus à une machine infernale incontrôlable...