Zone euro : qui a le plus à perdre d'une sortie de la Grèce ?

Par Romaric Godin  |   |  2423  mots
Par principe, il n'est prévu aucune procédure de sortie de la zone euro. Un défaut de paiement sur la dette n'entraîne pas immédiatement une sortie du pays de la zone euro.
Européens et Grecs négocient avec une seule idée en tête : éviter le "Grexit". Mais qui a le plus à perdre d'un tel scénario ? Revue des conséquences pour les deux camps.

Dans le bras de fer (à distance et via l'Eurogroupe et la BCE) qui se joue, ces jours-ci, entre la Grèce et l'Allemagne, la clé qui décidera in fine de tout, sera la peur du Grexit, la sortie de la Grèce de la zone euro. Sur le papier, personne ne veut de ce scénario, mais dans les faits, tout le monde joue avec la peur de l'autre.

Le 4 février, en mettant le système bancaire grec sous perfusion quasi-exclusive de l'aide à la liquidité d'urgence (ELA), la BCE a envoyé ce message aux négociateurs que le Grexit n'était pas qu'une hypothèse d'école. Dans les couloirs du Bundestag, la question est désormais évoquée ouvertement par certains députés conservateurs. Et le ministre de la Défense grec, Panos Kammenos, le chef du parti des Grecs Indépendants (ANEL), l'allié de Syriza au gouvernement, a parlé hier d'un "plan B" si les Européens se montraient trop intransigeants.

Bref, chacun joue avec les nerfs des autres. Il est donc utile, pour estimer le rapport de force réel entre la Grèce et ses créanciers, d'estimer qui a le plus peur du Grexit, qui a le plus à craindre d'un tel scénario.

Qui peut provoquer le Grexit ?

Avant tout, il est utile de rappeler que le Grexit ne peut être provoqué que par la BCE. Car le gouvernement hellénique n'entend pas quitter la zone euro. Le programme de Syriza a toujours été très clair sur ce point, ce qui le différencie radicalement des mouvements eurosceptiques comme le Front National.

Athènes n'étant pas demandeuse et ayant fait des propositions concrètes pour demeurer dans la zone euro en respectant une grande partie de son programme électoral, l'initiative du Grexit ne peut venir d'elle.

Rappelons que, par principe, il n'est prévu aucune procédure de sortie de la zone euro. Un défaut de paiement sur la dette n'entraîne pas immédiatement une sortie du pays de la zone euro. La Grèce a déjà fait défaut deux fois, en 2011 et en 2012. Si le pays réussit à maintenir un excédent primaire (hors service de la dette) ou s'il peut se financer à court terme auprès des banques qui ont accès à la liquidité de la BCE, il n'y aura pas de Grexit.

La balle est donc dans le camp de la BCE et de l'Eurogroupe.

En coupant l'accès du système financier hellénique à la liquidité, la banque centrale provoquera l'effondrement du système bancaire, une panique bancaire et un défaut de fait du gouvernement grec. Athènes devra alors instaurer un contrôle des capitaux, mais rapidement, la prise de contrôle de la banque centrale et l'émission d'une monnaie grecque deviendra inévitable pour permettre le fonctionnement normal de l'économie.

Or, la BCE affirme qu'elle ne coupera le robinet de l'ELA que si aucun accord n'est trouvé avec l'Eurogroupe. Quoi qu'en disent beaucoup, qui voient dans une supposée "raideur" grecque -mais qui a fait des propositions de compromis à ce jour, à part les Grecs ?- la raison d'un éventuel Grexit, l'initiative concrète reviendra aux Européens et à la BCE.

La remise en cause de l'irréversibilité de l'euro

Or, c'est une vraie faiblesse pour ces derniers qui devront assumer la responsabilité de la fin d'une des pierres de touche de l'Union économique et monétaire (UEM) : le caractère irrévocable de l'euro. Dans ce cas, en effet, la donne change du tout au tout : le "whatever it takes", formule par laquelle Mario Draghi s'était engagé à sauver l'euro "quoi qu'il en coûte" prendra une autre saveur.

Certes, cette expulsion aura l'avantage de la clarté : l'euro doit être réservé aux "bons élèves". C'est l'argument avancé depuis 2011 par le ministre allemand des Finances Wolfgang Schäuble : on respecte les règles ou on sort. Mais aussitôt, une autre question se pose : qui respecte les règles ? Et quelles règles ?

Les critères de Maastricht ne sont pas respectés, particulièrement en ce qui concerne la dette qui, rappelons-le, en théorie, ne doit pas dépasser 60% du PIB, ce que l'Allemagne elle-même ne respecte pas.

Les investisseurs seront donc naturellement amenés à réévaluer leurs engagements dans certains pays de la zone euro, notamment les plus endettés ou ceux où il existe une forte opposition eurosceptique.

Naturellement, il y aura une "prime de sortie" qui devra être payée par l'Italie, le Portugal, l'Espagne, peut-être la France. Cette prime pourrait se faire sentir sur les titres souverains (mais les rachats de la BCE pourraient les compenser - jusqu'à quand néanmoins ?), mais aussi, et c'est peut-être le plus inquiétant, sur des moindres investissements dans ces pays (afin de ne pas être "collés" à l'avenir dans des monnaies nationales dévaluées).

Il y aura donc un impact sur la conjoncture de la zone euro résiduelle, relançant sans doute la fragmentation de cette dernière en termes de taux demandés par les banques et de garanties par les investisseurs. Les marchés ont, par ailleurs, déjà montré leur sensibilité au risque de Grexit.

La zone euro mieux préparée ?

Certes, comme le prétend la vision développée depuis quelques semaines en Allemagne, la zone euro est "mieux préparée" qu'en 2012. Mais l'appel au mécanisme européen de stabilité (MES) ou à l'OMT pour contenir des attaques sur certains pays de l'UEM aura un coût puisque ces deux programmes sont soumis à des "plans d'ajustement" qui provoqueront une nouvelle récession.

Par ailleurs, comme l'a justement rappelé le ministre grec des Finances Yanis Varoufakis, l'Italie pourrait rapidement devenir un maillon faible incontrôlable. Ni le MES ni l'OMT ne pourront contenir une crise italienne, quoi qu'en dise le ministre italien des Finances.

Au final, le risque serait de venir freiner une croissance qui semble enfin vouloir timidement se dessiner en replaçant la zone euro face à ses vieux démons. La clé pour la zone euro reste la confiance. Un Grexit remettrait cette confiance en jeu.

Le risque politique

Politiquement, le Grexit serait aussi très délicat à faire accepter. Il prendrait, on l'a vu, un caractère punitif qui ternirait sans doute l'image des institutions européennes qui n'est déjà pas très vaillante. Il se ferait aussi contre les volontés populaires qui ne veulent pas de Grexit, ni en Allemagne ni en Grèce ni ailleurs. Les gouvernements devront assumer leur fermeté.

En Allemagne, si Angela Merkel pourrait bénéficier d'un soutien de son parti, la gauche et notamment ses alliés sociaux-démocrates pourraient lui demander des comptes, surtout si la situation se dégrade en Grèce. Quant aux Eurosceptiques, ils pointeront l'échec de la politique de "sauvetage" mise en place par la chancelière depuis 2010.

Surtout, ce Grexit pourrait renforcer les Eurosceptiques qui pointeront du doigt une Europe insensible à la démocratie et soumise à la "pensée allemande". Elle montrera aussi que leurs projets de sortie de l'euro n'est pas une chimère. Or, la pression eurosceptique n'est pas négligeable en zone euro. En France, en Italie ou en Espagne, les partis de ce type sont en progression et réalisent entre 25% et 35% des intentions de vote.

La question de la dette

Reste la question de la dette. Le coût d'un Grexit serait lourd. Expulsée de la zone euro, la Grèce n'aurait aucune raison d'honorer ses dettes envers le MES, les Etats de la zone euro et la BCE. Du coup, il faudrait prendre ses pertes.

Ceci amènerait immanquablement des tensions, même si la facture pour les économies de la zone euro ne sera pas une simple arithmétique, puisque les dettes pour financer une partie de l'aide à la Grèce ont déjà été contractées. Mais il faudrait venir en soutien au FESF et au MES. Et surtout, politiquement, il faudrait faire passer la pilule à une opinion publique chauffée à blanc. Ce mercredi matin, Bild Zeitung titrait encore sur les "65 milliards d'euros" qu'allait perdre l'Allemagne.

En revanche, en discutant sur la base des propositions grecques, le capital serait préservé. Les Européens se retrouvent donc dans la position classique du créancier : négocier ou tout perdre. Et, comme le disait Balzac dans "La Maison Nucingen", "le débiteur est plus fort que le créancier"...

Pour la Grèce, le poids du Grexit

Du côté grec, le Grexit ne serait pas une partie de plaisir. Il faudrait en effet instaurer un contrôle des capitaux très étroit pour éviter une fuite des devises hors du pays. Ceci mettrait en danger les investissements dans le pays. Notons cependant que Chypre a instauré, au sein même de la zone euro, un tel contrôle et qu'un pays comme l'Islande (certes fort différent de la Grèce) a vu revenir les investisseurs étrangers malgré ce contrôle. Il faudrait aussi faire accepter la perte par les déposants et les épargnants d'une partie de leurs avoirs puisqu'ils seront redénominés en drachmes dévaluées. Ceci ne manquera pas de peser aussi sur la conjoncture du pays et, sans doute sur les rentrées fiscales.

Vers l'hyperinflation ?

Si l'on s'intéresse aux précédents s'agissant des sorties de zones monétaires, notamment à la fin de l'Autriche-Hongrie (à laquelle "La Tribune" avait consacré une longue série), on constate que la première année après une sortie d'union monétaire est souvent très difficile. Par la suite, tout dépend du contexte international et de la politique budgétaire menée.

Dans le cas austro-hongrois, on constate ainsi que les politiques de financement monétaire des déficits publics, notamment en Autriche, ont conduit à des périodes d'hyperinflation. Mais il faut remarquer que, dans la période 1919-1924, l'hyperinflation était une généralité en Europe. L'Allemagne a été touchée plus fortement que l'Autriche, sans quitter aucune zone monétaire. Dans le cas grec, il n'y aucune certitude.

Le tourisme, secteur clé

La situation grecque est très différente : elle est en situation de déflation et les prix ont tendance à baisser. Le retour de l'inflation devrait redonner un peu d'air à l'économie locale. L'amélioration de la compétitivité externe, due à la dévaluation, aura sans doute peu d'effet dans l'immédiat compte tenu de la faiblesse des exportations de biens du pays et du renchérissement des importations.

En revanche, la Grèce va devenir une destination touristique très, très bon marché avec un niveau d'équipement élevé, et il y a fort à parier que la saison touristique hellénique soit très bonne et apportent des devises. Or, même aujourd'hui avec l'euro, la croissance grecque dépend fortement du tourisme.

Quelle politique budgétaire ?

Le budget grec dispose d'un excédent primaire qui, certes, sera mis au défi en cas de récession. Mais si le gouvernement, comme c'est son intention, réforme l'administration, favorise les rentrées fiscales et n'abuse pas du financement monétaire de son déficit, le pays ne tombera pas dans l'hyperinflation. On peut ne pas y croire, mais c'est, notons-le, le programme de Syriza qui n'a jamais promis de creuser les déficits.

Par ailleurs, le pays a déjà beaucoup "ajusté": le niveau d'équilibre de la nouvelle drachme devrait, une fois l'effet de "sanction" des marchés passé, prendre ce fait en compte s'il n'y a pas un abus de l'usage de la planche à billets. Le pays disposait d'une balance courante positive en 2014 de 1,7 milliard d'euros, et beaucoup de capitaux ont déjà quitté le pays durant la crise. Bref, la catastrophe n'est pas certaine, même si elle est possible.

Accepter politiquement le Grexit

Politiquement, le gouvernement grec pourrait connaître une situation difficile en cas de Grexit. Il n'a pas mandat pour mener une telle opération. Mais rappelons que, en théorie, cette sortie de la zone euro ne sera pas de son initiative, Alexis Tsipras pourrait donc invoquer l'intérêt national et en appeler à l'unité. Du reste, il dispose d'une majorité à la Vouli sur une position ferme face à l'Europe.

L'appel à une aide extérieure : un danger pour l'UE

Surtout, une fois éjectée de la zone euro, la Grèce pourra réclamer une aide "extérieure" en Chine ou en Russie. Déjà, hier mardi 10 février, le gouvernement a assoupli sa position sur sa décision de ne pas privatiser l'autorité portuaire du Pirée promise aux Chinois. Avec une aide extérieure, le pays pourra évidemment mieux gérer le Grexit et même continuer à honorer, selon des modalités à définir, sa dette envers le FMI et les investisseurs privés.

L'enjeu est de taille afin d'amortir les conséquences d'un troisième défaut. Si ce dernier ne concerne que le parapublic européen (MES, BCE, Etats), les investisseurs pourraient revenir plus vite...

Enfin, pour les Européens, le danger ne sera pas mince en cas de Grexit de voir la Grèce se jeter dans les bras de la Russie, même si cette dernière est aussi en difficulté économiquement. Moscou serait sans doute prête à payer quelques dizaines de milliards d'euros pour disposer d'un point d'appui au sein de l'UE et de l'Otan dans le contexte de la crise ukrainienne. Et si la Grèce est mise au ban de l'Europe, le gouvernement Tsipras aura toutes les justifications du monde de ne pas ménager le reste des gouvernements... Quand on connaît les difficultés européennes sur l'Ukraine, on peut imaginer que les Européens ne viendront pas tenter le diable.

Jouer la montre

Au final, on comprend qu'un Grexit fasse peur à tous. Mais, face au choix, les Européens pourraient penser avoir plus à perdre dans cette affaire que les Grecs qui, rappelons-le, viennent de connaître un enfer économique de cinq longues années.

Dans ce contexte, qui peut changer, il semble donc important de jouer la montre pour les Européens, sans avoir l'impression de trop céder (d'où l'action de la BCE). D'où, sans doute, l'avancée vers une solution temporaire, un "programme pont". Ce programme serait une première victoire pour Athènes : il prouverait qu'on accepterait, côté européen, de négocier...