Wolfgang Schäuble, l'énigmatique européen

Par Romaric Godin  |   |  2789  mots
« Personne ne sait ce que pense ou ce que ressent vraiment cet homme, pas même la chancelière », résumait dans un article publié par le Spiegel à l'occasion du 70e anniversaire du ministre des Finances, en septembre 2012, le politologue Gerd Langguth.
Qui est vraiment le ministre allemand des Finances ? Quelle est sa conception de l'Europe ? De la réponse à ces questions dépend une partie de l'avenir du vieux continent.

Les dernières semaines de la crise grecque ont montré combien était essentiel pour l'avenir de l'Europe le débat interne au gouvernement allemand entre Angela Merkel et Wolfgang Schäuble. Depuis la publication, le 3 janvier de l'information selon laquelle le gouvernement fédéral était prêt à expulser la Grèce de l'euro jusqu'au compromis construit vendredi dernier, les débats au sein de l'exécutif allemand ont déterminé la direction des négociations avec la Grèce et, partant, l'image future de la zone euro.

Schäuble, « tête de Janus »

Aussi faut-il nécessairement s'intéresser à cette figure de Wolfgang Schäuble et à ses rapports avec Angela Merkel. La tâche n'est pas aisée. « Personne ne sait ce que pense ou ce que ressent vraiment cet homme, pas même la chancelière », résumait dans un article publié par le Spiegel à l'occasion du 70e anniversaire du ministre des Finances, en septembre 2012, le politologue Gerd Langguth. Wolfgang Schäuble est un Sphinx, une « tête de Janus » comme le décrit aussi Gerd Langguth, une énigme dont il est impossible de trouver le mot.

« Le dernier européen » ?

Ainsi en est-il de sa vision de l'Europe. En août 2013, le philosophe Jürgen Habermas, peu susceptible de sympathie avec les Conservateurs de son pays, saluait en Wolfgang Schäuble « le dernier européen » du cabinet Merkel, il saluait une tribune signée par le ministre et publiée dans plusieurs pays européen et titrée « non à l'Europe allemande. » Quel contraste avec le « Herr Nein », décidé semble-t-il, la semaine dernière à chasser les Grecs de la zone euro, comme il l'était en 2012 et comme il l'était encore en 2013, quelque mois avant cette tribune, avec Chypre !

Les vertus protestantes

Mais la contradiction n'est qu'apparente. Pour la résoudre, il faut comprendre d'où vient Wolfgang Schäuble. Né en pleine guerre, en 1942, dans une famille protestante dans la très catholique Fribourg-en-Brisgau, le ministre fédéral des Finances est le produit de sa culture. Le protestantisme badois, auquel le ministre restera fidèle, est un protestantisme défensif, c'est une religion exigeante, valorisant l'effort, le travail, l'obéissance à la règle, au prix de la souffrance s'il le faut. Aussi Wolfgang Schäuble ne s'est-il jamais laissé stopper par les épreuves. Ni l'attentat qui l'a paralysé en 1990, ni son échec pour succéder à Helmut Kohl en 1999, ni son échec à la présidence fédérale en 2004. Aussi a-t-il toujours tenu ses objectifs, quelles que soient les critiques. Pour preuve, cette volonté indéfectible de réaliser le premier budget fédéral équilibré depuis 1969.

L'Ordungspolitik, cœur de la pensée Schäuble

C'est ensuite un enfant de la culture ouest-allemande de l'après-guerre qui allie un attachement indéfectible à la démocratie libérale en politique à la « culture de la stabilité » en économie. Wolfgang Schäuble déteste les extrêmes en politique, comme la RFA les a toujours abhorrés, elle qui a successivement interdit en 1955 le parti communiste et en 1969 le parti néo-nazi NPD. On se souvient qu'il avait regretté après les élections européennes de mai 2014 qu'une « formation fasciste », le Front national, fût arrivée en tête en France. Il n'a pas hésité, alors que certains politiques de la CDU voulait se rapprocher des Eurosceptiques d'Alternative für Deutschland, de les qualifier de "honte pour l'Allemagne." Et l'on n'a guère besoin d'insister sur ses rapports avec Syriza.

Economiquement, Wolfgang Schäuble, entré à la CDU à 20 ans, il est le pur produit de la pensée ordolibérale du ministre de l'économie puis chancelier Ludwig Erhard. Sa pensée économique est fondée sur un marché « encadré » par un cadre défini par le politique, mais libéré de toute influence politique. Ce marché ordonné, en allemand Ordnungpolitik, constitue le cœur de sa pensée et vient assez bien se confondre avec son fond protestant. Wolfgang Schäuble y est resté très fidèle et c'est ce qui le différencie d'une Angela Merkel qui s'est formée dans les années 1990 à l'économie capitaliste, dans un tout autre contexte intellectuel.

La sobriété de l'Etat

Il existe deux fondements à l'Ordnungspolitik, qui se retrouve constamment dans les actions de Wolfgang Schäuble. Le premier, c'est l'Etat sobre. Un Etat dépensier et généreux vient nécessairement perturber l'ordre logique du marché. Il doit se retirer sur ses fonctions régaliennes (il a prouvé en tant que ministre de l'Intérieur à poigne combien cette fonction était pour lui importante) et dans son rôle de régulation. L'Etat n'est jamais une solution pour Wolfgang Schäuble, c'est un cadre. La solution, elle, vient du marché. Et jamais l'Etat, donc la puissance démocratique, ne peut s'imposer face au marché. L'Etat doit s'adapter aux conditions du marché, pas l'inverse. « Le vrai arbitre démocratique, c'est le marché », disait Ludwig Erhard. D'où la double détestation pour la finance dérégulée et pour le socialisme. D'où aussi ce refus de voir un pouvoir élu remettre en cause la stabilité financière. Là encore, la friction avec Syriza était inévitable.


Le respect du contrat

Deuxième pilier de l'Ordnungspolitik : le respect du contrat. Le marché est une série de contrats qui doivent être garantis par la puissance publique. Mais l'Etat n'a rien à faire dans le marché. Il doit même donner l'exemple et est le premier à respecter ces contrats. D'où cette religion des traités et ce juridisme strict, étroit aux yeux de beaucoup, qui est au cœur de l'action européenne de Wolfgang Schäuble. Le respect des traités, le respect des créanciers va, pour Wolfgang Schäuble, au-delà de la volonté démocratique. Il va même au-delà de la morale. Il est le fondement du bon fonctionnement de l'économie. Il permet d'établir la confiance, la stabilité et, pour lui, la prospérité.

L'attachement européen

Pour finir, Wolfgang Schäuble est un enfant de l'Europe. Plus que ces prédécesseurs, pour qui l'Europe était avant tout un moyen de remettre l'Allemagne dans le jeu, le ministre fédéral des Finances a toujours montré un authentique attachement à la construction européenne. C'est pour lui la seule réponse à la mondialisation, selon le schéma si courant dans les élites européennes qui voient les nations du vieux continents « trop petites » pour jouer un rôle dans le monde moderne. Du coup, a-t-il toujours plaidé pour une intégration européenne renforcée et c'est ce qui le différencie des ordolibéraux eurosceptiques type Alternative für Deutschland. Dès 1994, il cosignait un rapport avec le député Kurt Lamers qui fait encore rêver à Bruxelles, où il proposait à la France de créer un « noyau dur », une « union politique. » Lorsque, en 2012, il reçut le Prix Charlemagne, prix Nobel des Europhiles, il reprit cette idée d'une union politique, fondée sur l'élection démocratique directe du président de la Commission et sur un rôle accru du parlement européen.

Europe à l'allemande, pas Europe allemande

Mais qu'on ne s'y trompe pas : cette Europe de Wolfgang Schäuble, si elle n'est pas une « Europe allemande » dans son esprit, autrement dit une Europe dominée par l'Allemagne, est une « Europe à l'allemande », une Europe qui accepte l'Ordnungspolitik et la culture de la stabilité. Wolfgang Schäuble, en bon fils de cette RFA effrayée par son propre passé, ne veut pas d'une Allemagne hégémonique, mais il reste persuadé que l'Allemagne est un modèle pour l'Europe. Et l'Europe qu'il veut construire, il veut la construire sur ce modèle. Dans la plupart de ses textes sur l'Europe, à commencer par la tribune de 2013 citée par Jürgen Habermas, il met en avant cette « voie allemande » que doit suivre le vieux continent.

Le cœur de l'incompréhension avec les autres gouvernements européens

Du coup, on comprend que la démocratisation de l'Europe unie dans l'esprit de Wolfgang Schäuble ne prévoit pas la démocratisation de la politique économique. Et c'est peut-être là le cœur de l'incompréhension entre le ministre et nombre de ses homologues. Aussi, lorsque, prenant enfin les sempiternelles demandes françaises de « gouvernement économique » au mot, Wolfgang Schäuble a réformé la gestion de la zone euro, il n'a pas, comme pouvait l'attendre Nicolas Sarkozy, mis en place une instance capable de relancer l'économie ou d'investir. Il n'a pas créé un gouvernement central chargé de gérer et de coordonner l'économie européenne. Il a mis en place une « gouvernance renforcée » de la zone euro, un renforcement du pacte de stabilité par la mise en place des directives Two-pack et Six-pack, par le semestre européen et par le pacte budgétaire. Autrement dit, conformément à sa culture, il a construit un cadre indépendant, renforçant le rôle de la Commission, pour contraindre les Etats à accepter enfin, de gré ou de force, la « culture de stabilité. »

Dès lors peut-on mieux saisir ce que recherche « l'Européen » Schäuble : une zone euro conforme à sa propre culture. Ses appels à la diversité européenne, lancé dans son discours de réception du Prix Charlemagne ne doivent pas tromper. Ils ne concernent pas l'économie, mais la culture, mais les langues, mais les formes politiques. En économie, Wolfgang Schäuble ne connaît qu'une religion : l'Ordnungspolitik. A l'été 2014, il avait ainsi mené une grande campagne de presse pour refuser toute remise en cause du pacte de stabilité et ramener à la raison Matteo Renzi et son projet insensé d'exclure les investissements du calcul du solde budgétaire. En réalité, pour le ministre allemand, quiconque entend ne pas respecter les règles de cette religion ne peut demeurer dans la communauté européenne. D'où l'incompréhension majeure avec la Grèce.

L'échec de l'Europe selon Schäuble : la Grèce

Durant la crise de la dette, Wolfgang Schäuble a réussi à convertir tous les pays en crise à sa vision et à graver cela dans le marbre des règles et des traités. Parfois, comme avec l'Irlande ou l'Italie, il a fallu un peu bousculer les politiques locaux, les menacer. Mais enfin, tous ont fini par accepter la logique Schäuble : priorité absolue à « l'ajustement », la réduction de la « mauvaise graisse » (née évidemment de l'absence de bon encadrement de l'Etat et du marché) à grande vitesse et la consolidation accélérée des budgets. Tous, sauf la Grèce. Non que les politiques grecs n'aient pas fait de zèle, bien au contraire. Mais voilà, la recette n'a pas fonctionné dans le cas grec. Dans l'esprit du ministre allemand, cet échec ne peut pas être l'échec de sa pensée, c'est le produit d'un pays qui refuse la « réforme », autrement dit la conversion au libéralisme à l'allemande.

Se débarrasser de la Grèce

Depuis 2011, Wolfgang Schäuble est persuadé que la Grèce ne peut entrer dans son projet européen. Autrement dit, elle n'a plus sa place dans la zone euro. Dès lors, à quoi bon s'acharner à la conserver dans la zone euro ? En 2011, quelques jours après l'annonce d'un référendum sur le premier mémorandum proposé par George Papandréou, le ministre allemand propose ouvertement au vice premier ministre hellénique Evanguélos Vénizélos (c'est lui qui l'affirme) d'organiser une sortie de la Grèce de la zone euro. Refus poli de l'Hellène. Mais Wolfgang Schäuble ne s'arrête pas là. En mai 2012, les élections grecques ne permettent pas la constitution d'un gouvernement. Un nouveau scrutin est prévu pour le 17 juin. Syriza pourrait l'emporter et remettre en cause le remède de cheval imposé en mars au pays. Le ministre des Finances propose alors à Angela Merkel de « lâcher la Grèce. » La chancelière accepte que son ministre menace les Grecs de l'apocalypse s'ils votent mal, mais elle refuse d'accepter une sortie du pays de la zone euro. Finalement, la menace permet à « l'ami d'Angela », Antonis Samaras de l'emporter.

Se retrouver face à ce qu'on déteste ou Schäuble face à Syriza

La même question va se poser en ce début 2015. Mais cette fois, les menaces de la Wilhelmstrasse, le siège du ministère allemand des Finances, via le Spiegel le 3 janvier ne portent pas leurs fruits. Alexis Tsipras fait campagne sur le refus de la peur, Syriza l'emporte. Wolfgang Schäuble est face à ce qu'il déteste le plus : des gens qui refusent les règles tant par l'absence de cravate que par la remise en cause des mémorandums ; des keynésiens qui n'hésitent pas à citer Marx ; des gens qui n'hésitent pas à dire que la dette n'est pas remboursable, qu'il faut, avec les réformes, prévoir un plan d'investissement. Syriza est le cauchemar du protestant badois disciple de Ludwig Erhard. L'envie de faire un exemple reprend inévitablement à Wolfgang Schäuble. Pour lui, la question n'est pas l'absence de respect de la démocratie grecque, mais le fait que les électeurs grecs ont, par leur choix, décider de facto une option impossible dans le cadre de la zone euro telle qu'il l'entend.

Wolfgang Schäuble a cédé vendredi

D'où sa remarque à l'entrée de la réunion de l'Eurogroupe : « il ne s'agit pas du problème que d'un seul pays, mais c'est de la confiance au sein de l'Europe dont il s'agit. » Comprenez : si l'on cède à la Grèce, alors le respect des contrats sera aléatoire et l'Europe dont rêve le ministre allemand sera vouée à l'échec. La position de Wolfgang Schäuble va donc être ferme, jusqu'à jeudi dernier et au « nein » lancé à la lettre de Yanis Varoufakis. Mais vendredi, le ministre allemand a dû mettre de l'eau dans son vin. Il a dû accepter une remise en cause de sa position : le « programme » et rien d'autres, autrement dit le respect du contrat, rien que le respect du contrat. Il a dû accepter de laisser une chance à Syriza. Il a dû renoncer à faire un exemple qui, en prouvant l'inutilité de ces votes « alternatifs » aurait renforcé l'attachement de la zone euro à l'Ordnungspolitik.

La vieille rancœur avec la chancelière

Pourquoi ? Sans doute la chancelière a là encore freiné son ministre. Les deux personnages ont des rapports complexes. Wolfgang Schäuble a montré et montre encore une obéissance irréprochable à Angela Merkel. Pourtant, par deux fois, la chancelière l'a humilié. En 1999, Wolfgang Schäuble, alors chef de la CDU, est aux prises avec une affaire de caisse noire au sein du parti. Il reconnaît avoir menti et avoir dû accepter de l'argent d'un marchand d'armes. Angela Merkel porte le coup de grâce dans une tribune publiée dans la Frankfurter Allgemeine Zeitung. En 2000, elle prend sa place à la tête de la CDU. Quatre ans plus tard, la chancelière promet à son prédécesseur le poste de président fédéral. Encore dans l'opposition, elle a cependant la main car la droite est majoritaire à l'assemblée qui élit le président. Pourtant, devant les réticences au sein des Libéraux, elle décide finalement de présenter l'ancien directeur général du FMI Horst Köhler. Wolfgang Schäuble est furieux, mais accepte l'année suivante de rentrer dans le gouvernement d'Angela Merkel.

L'opposition avec Angela Merkel sur l'Europe

Le respect et l'obéissance, mais aussi l'impossibilité pour la droite allemande de se passer d'Angela Merkel, ont pansé en partie ces divisions. Mais il en reste une. Angela Merkel est une pragmatique, elle ne comprend pas le juridisme de Wolfgang Schäuble. Elle n'est pas une fille de Ludwig Erhard et de la culture politique ouest-allemande. Mais elle tente de trouver une voie qui soit la plus favorable à l'Allemagne. L'européisme de la chancelière est différent : elle sait que l'euro est une chance pour l'industrie allemande. Elle refuse de la remettre en cause pour des principes. Voilà pourquoi, vendredi, elle a freiné Wolfgang Schäuble, encore une fois. C'était à prévoir : déjà en janvier, elle avait déjugé son ministre après l'article du Spiegel. La chancelière pense que la stratégie de l'exemple met en danger l'irréversibilité de l'euro. Le risque est trop important. La rumeur veut que le compromis de vendredi ait été construit à l'Elysée, avec François Hollande. Ce serait le signe qu'Angela Merkel refuse plus que jamais la logique Schäuble. Reste à savoir si ce refus est définitif.