Le bitcoin, symptôme de la finance malade ?

Par Jean-Charles Simon  |   |  1478  mots
L’ébullition autour du bitcoin soulève au moins une problématique réelle, déjà évoquée parmi les raisons de l’engouement : celle de la faible innovation, au moins en apparence, du secteur bancaire.
Devenue incontournable, la monnaie virtuelle peut-elle vraiment perdurer ? Pas si sûr, même si elle soulève une problématique majeure : la difficulté d'innover dans le secteur bancaire...

Le bitcoin fait partie de ces sujets qui font rapidement basculer dans le registre passionnel. Etre pour ou contre, prédire son triomphe ou son échec suscite des réactions souvent irrationnelles, d'un côté comme de l'autre. Fin 2013, après un billet très négatif sur la monnaie électronique pour son blog du New York Times, Paul Krugman déchaîna tellement de réactions virulentes qu'il consacra un nouveau texte à celles-ci. Même un habitué du clivage marqué et des « clashs » publics peut ainsi être surpris par la virulence des échanges autour du bitcoin… Qui a atteint un sommet ces derniers mois, entre recherche peu scrupuleuse de son (ses) mystérieux créateur(s) et faillite de la plateforme MtGox.

 

La monnaie des technophiles 

Trois facteurs peuvent expliquer ce qui déchaîne défenses acharnées et critiques féroces. Tout d'abord, le bitcoin est adulé par une grande partie des technophiles. Indiscutablement ingénieux et sophistiqué dans sa construction décentralisée, avec ses mécanismes de cryptographie, de gestion et de validation des transactions et d'évolution de la quantité de bitcoins en circulation, il a suscité l'adhésion de beaucoup d'experts et de passionnés. 

Car il y a l'unité de compte dont il est souvent question, avec son cours très volatile et ses places de marché, et le Bitcoin, protocole et réseau « peer-to-peer ». La conception du second force à tout le moins le respect des spécialistes et semble porteur de promesses qui le font parfois comparer à Internet.

 

Une connexion intime avec la crise 

La seconde raison est liée à la dimension libertarienne de la « monnaie » virtuelle. Au sens où il est ici question de s'affranchir totalement des banques centrales et autant que possible des Etats. Dont beaucoup, dans la planète bitcoin, se défient quand ils n'y sont pas carrément hostiles. On trouve là une population hétérogène allant de vrais criminels à de sincères amoureux de la liberté, en passant par des populations plus ou moins loufoques qui voient la Federal Reserve et ses homologues comme des oppresseurs des libertés économiques individuelles.

La crise a d'ailleurs une très intime connexion avec le bitcoin. Bien sûr, il y a beaucoup à dire sur les politiques de taux nuls et d'instruments quantitatifs utilisés à grande échelle. Ceux qui se sentent à tort ou à raison pénalisés ou inquiets des conséquences de ces mesures sont autant de partisans potentiels d'une monnaie dont l'un des arguments de vente est la quantité prédéterminée et la protection qu'elle apporterait contre l'inflation.

 

Merci la méfiance ?

Troisième facteur, l'agacement d'une grande partie de l'opinion, pour ne pas dire davantage,  à l'égard des établissements financiers. Non seulement ils sont désignés à la vindicte populaire comme responsables et coupables de la crise - en oubliant la part qu'y ont pris de nombreux acteurs publics. Mais leur résilience globale et le sentiment d'une faible propension au changement irritent au plus haut point, à l'heure des ruptures technologiques et de la concurrence exacerbée dans de nombreux secteurs. Ce qui ne peut bien sûr que rendre très sympathique pour beaucoup une innovation promettant de bousculer comme jamais les acteurs traditionnels de la finance.

Pour puissantes que soient ces motivations, valident-elles l'intérêt et l'avenir promis par certain au bitcoin ? Rien n'est moins sûr, car il faut à la fois identifier des besoins et apprécier la qualité de l'offre proposée par cet instrument (ainsi que par ses concurrents présents ou à venir).

Et en l'espèce, il y a matière à douter. A commencer par la réalité des besoins souvent invoqués.

 

Pour l'instant, un atout marketing 

En premier lieu, il faudrait que cette alternative à des instruments qui remplissent déjà ces fonctions de moyens d'échange et de réserve n'ait pas plus de faiblesses. Or elles sont nombreuses. Il y a déjà les questions de sécurité du bitcoin, notamment les risques de piratage ou de défaillance, comme ce fut le cas pour la plateforme MtGox, et tout simplement le vol, la perte ou l'altération d'un disque dur, qui peut être sans retour pour votre portefeuille virtuel.

Plus encore, le  bitcoin peut certes être adopté de manière médiatique par telle ou telle enseigne, voire, pourquoi pas, de plus en plus de marchands physiques et en ligne. Tant qu'il n'est pas très utilisé, ça ne coûte pas cher et peut s'apparenter à du simple marketing. Mais s'il devenait significatif dans le volume des ventes, alors les marchands répercuteraient bien sûr les coûts de transaction et de couverture attachés.

 

Un instrument spéculatif ? 

Surtout, il faudra toujours en passer par les devises officielles, sauf à imaginer que les Etats acceptent le paiement des salaires et de toute autre assiette de prélèvements obligatoires (TVA comprise…) en bitcoins. Ce qui est évidemment plus qu'improbable. Dès lors, le bitcoin ne serait qu'un circuit de plus dans les transactions économiques, de et à partir des devises existantes. Il ne pourrait jamais prétendre être un instrument englobant à lui seul toutes les opérations réalisées par un individu ou une entreprise pendant un laps de temps important. Devoir convertir en permanence en ou depuis le bitcoin limite fortement la promesse d'une monnaie électronique.

Il y a pire. Non seulement tous les Etats vont bien sûr exiger de conserver la connaissance et le contrôle des principaux flux économiques, donc obtenir au moins que ces flux soient exprimés ou convertis en devises des pays ou zones concernées. Mais de surcroît, certains souhaitent déjà que les gains sur le bitcoin soient considérés comme ceux d'un simple actif financier, et non comme l'appréciation d'une devise de conversion utilisée pour des transactions. Ce qui réduirait sensiblement l'avantage de l'outil… Et le ramène à ce qu'il est en fait aujourd'hui pour l'essentiel : un instrument très spéculatif qui attire d'autant plus les convoitises que sa quantité limitée par construction (les fameux 21 millions de bitcoins) rend sa rareté cette fois éminemment inflationniste pour ce qui est de son cours dans les devises traditionnelles. D'où la motivation de tous ceux qui veulent voir leur pactole actuel fructifier, qui participe beaucoup du « buzz » autour de l'instrument.

 

Une problématique plus vaste 

On pourrait ajouter à cette liste d'autres faiblesses à ce qui reste néanmoins une forme de prouesse technique, comme le processus de « mining » et la consommation d'énergie associée qui pourrait être de plus en plus forte. Mais en fait, comme l'avait observé récemment Robert Shiller, il n'y a tout simplement pas de rôle d'échange ou de réserve à remplir par le bitcoin qui ne le soit déjà convenablement par les monnaies existantes. Pas de nouveau service ou d'économies très substantielles associées à cet outil. Et c'est bien le plus gros problème du bitcoin : il fait face à tous les obstacles déjà décrits sans que son utilité soit étayée par autre chose qu'une tendance « geek ».

Pour autant, l'ébullition autour du bitcoin soulève au moins une problématique réelle, déjà évoquée parmi les raisons de l'engouement : celle de la faible innovation, au moins en apparence, du secteur bancaire. Un sentiment d'autant plus fort que les acteurs semblent immuables. Les nouveaux venus n'en sont généralement pas, étant en quasi-totalité des marques d'établissements très installés. Les tarifs réels semblent ne pas baisser, ou alors les prestations en souffrent beaucoup. Un ressenti renforcé par l'impression d'être plus ou moins prisonnier de sa banque.

 

Des réglementations qui nuisent à la concurrence ? 

Quelle que soit la part de réalité dans cette perception, il y a bien une lourde contrepartie à la régulation de plus en plus forte du secteur financier - souvent pour de bonnes intentions. Ces régulations agissent en effet comme des barrières à l'entrée particulièrement efficaces. On le voit avec le crowdfunding, encore tout petit et déjà sous le coup de réglementations plus ou moins favorables à son développement.

Qui pourrait, comme les offres de finance de détail en ligne, se retrouver lui aussi happé par les acteurs bancaires traditionnels, les autres ne parvenant pas à avoir la taille suffisante pour supporter la charge des régulations. Si celles-ci sont parfois fondées, elles peuvent aussi s'avérer très nuisibles à la concurrence. Une concurrence soutenue qui aurait déjà dû accoucher de solutions de transfert d'argent partout dans le monde, pour tous et dans toutes les devises, pour des coûts à peu près nuls, dans la plus grande simplicité. Une partie de ce que les monnaies électroniques comme le bitcoin voudraient aujourd'hui apporter.