Pourquoi la société civile ne peut pas réussir aux élections en France

Par Jean-Charles Simon  |   |  1144  mots
En attendant l'éventuelle généralisation de primaires ouvertes pour chaque élection, la situation actuelle assure une rente de situation à ceux qui passent beaucoup de temps avec les instances nationales de leur parti et travaillent à asseoir leur légitimité sur la population des notables et militants locaux.
"Nous Citoyens", le parti de la société civile lancée par l'entrepreneur Denis Payre, se lance dans la campagne des Européennes. Ce samedi 17 mai, il veut "prendre la Bastille" comme le proclame sa page Facebook qui invite ses sympathisants à venir manifester accompagnés d'un réveil qui sonnera à 18h30. L'occasion de s'interroger sur la réalité de ce "réveil citoyen" et ses chances de percer dans le jeu politique traditionnel.

Ceux qui se lancent dans l'aventure politique en dehors des partis installés suscitent souvent la sympathie, et parfois davantage. Pourtant, leurs espoirs se heurtent régulièrement aux réalités de notre système institutionnel et du monde politique. Tant que ces dernières ne changent pas, les initiatives, y compris sérieuses et structurées comme « Nous Citoyens », lancé par l'ancien président de Croissance Plus, Denis Payre, n'ont pourtant que d'infimes chances de bousculer le jeu existant.

Car en France, les verrous sont partout. Et le premier d'entre eux est celui d'une classe politique totalement professionnalisée. Avec tout ce qu'il faut pour y inciter, et dès lors pour empêcher les parcours plus fugaces. A commencer par le « cumul dans le temps », probablement le plus important et dont on parle moins que du cumul proprement dit de plusieurs mandats simultanés - qui est également nuisible, bien entendu.

Des mandats sans fin 

En effet, à l'exception de la fonction présidentielle limitée depuis peu à un maximum de deux quinquennats consécutifs - ce qui, on en conviendra, ne concerne pas grand monde… -, tous les mandats peuvent être renouvelés sans fin dans notre pays. Voilà la première et la meilleure des incitations à faire de la politique une carrière. Si, comme c'est par exemple le cas aux Etats-Unis, les mandats exécutifs étaient en principe limités à deux consécutifs au plus, passer quasiment toute sa vie professionnelle dans la politique, ce qui est souvent le cas en France, serait singulièrement plus compliqué. Dès lors, l'appel d'air serait bien entendu beaucoup plus important et fréquent, et le renouvellement des élus sans commune mesure.

Le pire est probablement que ce grave défaut de notre système est souvent tourné en vertu, évidemment par les premiers intéressés, voire en preuve de la qualité de leur gestion. Qui n'a pas en mémoire quelques potentats locaux, à la probité parfois mise en cause, se prévaloir ainsi de l'onction sans cesse renouvelée du suffrage universel ? Pur sophisme, naturellement, puisque c'est justement le caractère renouvelable sans limitation de durée qui fait le lit du clientélisme - quand ce n'est pas de la corruption - et qui nourrit, justement, ce cycle de reconduction permanente de certaines équipes en place.

L'avantage de la fonction publique 

Il faut parler clair. Si quelqu'un est d'une manière ou d'une autre dépendant de la décision publique locale (marchés publics, emploi, logement...), alors il n'a qu'un choix face à un élu qui s'installe dans la durée : composer ou partir. Et dans le premier cas, il deviendra alors l'un des premiers supporters de sa réélection ad vitam. Voire davantage : il y a bien un conjoint ou un adjoint qui assurera la continuité en cas de souci de santé, de décès ou de problème avec la justice…

La professionnalisation excessive de la vie publique française a d'autres soutiens. Comme l'avantage structurel donné à la fonction publique, qui réduit sensiblement le risque pris par ceux qui en sont issus puisqu'ils n'ont pas à en démissionner en cas d'élection (ou au moins pas tout de suite). Ce qui rajoute à la professionnalisation du personnel politique un biais supplémentaire, en particulier au détriment des salariés du secteur privé.

Le blocage du financement et des partis

Le financement de la vie politique en France est également un puissant allié du conservatisme. Puisqu'il est à peu près impossible d'assurer un financement significatif hors subventions publiques, et que celles-ci dépendent des résultats passés, c'est une formidable barrière à l'entrée sur le « marché » de la politique. Et tout va avec, le remboursement des frais de campagne avec des planchers (certes nécessaires mais élevés), ou encore les temps de parole officiels et ceux plus officieux mais bien réels accordés par les médias à concurrence, à nouveau, de résultats passés.

Les mécanismes d'investiture au sein des partis sont aussi problématiques. En attendant l'éventuelle généralisation de primaires ouvertes pour chaque élection, la situation actuelle assure une rente de situation à ceux qui passent beaucoup de temps avec les instances nationales de leur parti et travaillent à asseoir leur légitimité sur la population (très) réduite des notables et militants locaux. Avec comme conséquence à nouveau un avantage souvent décisif au profit de ceux qui sont déjà installés et ont créé leur cercle d'obligés, et donc une barrière à l'entrée supplémentaire dans le monde politique.

Contrairement aux partis évanescents du système américain qui ne se mettent en ordre de bataille qu'autour du candidat choisi par leurs primaires, permettant ainsi à des outsiders d'y postuler avec des chances réelles, nos partis se battent d'abord et surtout en interne pour maintenir un clan en place et écarter les autres, quitte à se déchirer ensuite face à leur véritable adversaire ! Se retrouver dans l'opposition est d'ailleurs souvent vécu comme beaucoup moins grave - après tout, l'alternance devrait finir par arriver, et il y a toujours quelques mandats à occuper en attendant - qu'une mise en minorité pouvant se transformer en « placardisation » au sein de son propre parti…

Les électeurs s'adaptent 

Sans besoin d'être exhaustif, tous ces facteurs qui se cumulent et se nourrissent mutuellement expliquent que la politique ne puisse fonctionner en France comme un « marché » normal, qui trancherait en fonction de la qualité des offres en présence et de leur adéquation à la demande. Les électeurs vont en effet s'adapter à ces institutions. C'est le plus frustrant, d'ailleurs, pour ceux qui ont le courage de proposer une alternative : leur « offre » peut être jugée de grande qualité sans pour autant recueillir davantage qu'un succès d'estime.

Car au moment du vote, les électeurs, qui ont pour la plupart bien conscience des contraintes du système, vont d'abord se décider contre un camp, et donc soutenir son opposant qui paraît le plus crédible. Et qui, forcément, est installé. En se disant que toute dispersion profitera indirectement à l'adversaire, lui-même professionnel.

Il y  a bien sûr le vote protestataire, dont les motivations pourraient être plus que d'autres propices au renouvellement. Mais on remarquera qu'en France même les protestataires purs et durs sont aussi des professionnels installés. Pas de mouvement récent dans notre pays, contrairement à ce qui a pu émerger d'un coup ailleurs en Europe, qui ne soit l'apanage de politiciens aguerris, et non de tribuns d'un jour.

Les élections européennes devraient nous en donner une nouvelle démonstration : les Français ne sont pas prêts à faire une vraie place à la « société civile », car la vie politique française et nos institutions sont conçues pour n'en laisser aucune.