Un an après Charlottesville, le combat pour deux mémoires de l'Amérique

reuters.com  |   |  991  mots

par Joseph Ax et Makini Brice

CHARLOTTESVILLE, Virginie (Reuters) - Un an après la démonstration de force des suprémacistes blancs à Charlottesville, beaucoup de ses habitants se désolent que les violences engendrées par la manifestation de l'"alt-right" aient durablement entaché l'image idéalisée de la pittoresque ville de Virginie.

Nikuyah Walker, une militante des droits civiques élue à peine trois mois après les incidents première maire noire de Charlottesville, n'est pas de cet avis.

A ses yeux, les heurts entre nationalistes et antifascistes qui ont coûté la vie à Heather Heyer, une militante antiraciste de 32 ans, ont agi comme un révélateur des profondes inégalités raciales et économiques qui gangrènent de longue date la ville universitaire. Et, dit-elle, le fait que son nom soit devenu un synonyme du mal-être identitaire de l'Amérique oblige Charlottesville à faire son introspection.

"Il y a des familles qui ne réussissent pas à se sortir de la pauvreté depuis trois ou quatre générations. Cela représente une part importante de la population de Charlottesville. Et puis il y a cette communauté très riche qui adore la ville et en dit monts et merveille", résume Nikuyah Walker, interrogée par Reuters devant la mairie.

A ses administrés qui rappellent que la vaste majorité des centaines de nationalistes qui ont défilé dans les rues de la ville il y a un an venaient d'autres Etats, la maire rappelle que les initiateurs de cette marche pour "unir la droite", le blogueur suprémaciste Jason Kessler et l'inventeur du terme "alt-right", Richard Spencer, sont diplômés de l'Université de Virginie, dont le campus s'étale à l'ouest de la ville.

Les deux hommes n'avaient pas choisi Charlottesville par hasard: ils voulaient protester contre la décision de la mairie de déboulonner une statue du général Robert Edward Lee, le chef de l'armée confédérée pendant la guerre de Sécession, dans un parc de la ville.

LE CENTRE DE CHARLOTTESVILLE BOUCLÉ

Un an plus tard, la plaie n'est pas refermée, puisque la justice a suspendu le déboulonnage de la statue, désormais masquée au regard des habitants par une clôture en plastique orange.

C'est pour défendre ce symbole de l'Amérique esclavagiste que James Alex Field, un militant néonazi de 20 ans originaire de l'Ohio, était venu à Charlottesville le 12 août 2017. C'est là qu'après la dispersion du rassemblement nationaliste, il a foncé au volant de sa voiture sur des membres du mouvement afro-américain Black Lives Matter et des militants antiracistes, dont Heather Heyer.

Le jeune suprémaciste a comparu pour la première fois devant la justice fédérale le mois dernier. Il a plaidé non coupable de l'accusation de "crime de haine". Il sera aussi jugé par l'Etat de Virginie pour assassinat et risque la peine capitale.

Les violents affrontements de l'an dernier ont coûté leur poste à un certain nombre de responsables de la municipalité et au chef de la police, accusés de ne pas avoir su gérer l'afflux de nationalistes équipés pour certains de boucliers et toutes sortes d'armes.

Le co-organisateur du rassemblement, Jason Kessler, aurait voulu rééditer l'expérience cette année, mais sa demande d'autorisation a été rejetée.

Cette fois, les autorités locales n'ont voulu prendre aucun risque: plus d'un millier de policiers vont être déployés dans le centre de Charlottesville, dont l'accès sera strictement réglementé pendant tout le week-end.

LES SUPRÉMACISTES DEVANT LA MAISON BLANCHE

Jason Kessler aura néanmoins l'occasion de se faire entendre à Washington, puisqu'il a été autorisé à organiser un rassemblement dimanche devant la Maison blanche.

Le choix n'est pas innocent, alors que Donald Trump avait suscité une vive polémique l'an dernier en renvoyant dos-à-dos les militants nationalistes et antiracistes dans ses premières déclarations. Il n'a pas levé l'ambiguïté depuis, dénonçant un jour le Ku Klux Klan et les néonazis avant de revenir sur ses propos dès le lendemain.

La crise a notamment eu pour conséquence, au niveau politique, la défection de plusieurs grands patrons d'une commission conseillant Donald Trump et le limogeage de Steve Bannon, le sulfureux conseiller stratégique de la Maison blanche, figure de la droite nationaliste.

Le président américain pourrait de nouveau avoir l'occasion de s'exprimer sur le sujet ce week-end, trois manifestations antiracistes étant aussi programmées dans la capitale.

Au total, quelque 2.000 militants des deux bords sont attendus, selon des responsables de la ville.

Le chef de la police métropolitaine de Washington, Peter Newsham, a promis jeudi d'établir un cordon de sécurité entre les deux camps et d'interdire les armes à feu dans le périmètre des rassemblements.

A Charlottesville, le week-end s'annonce moins tendu mais la communauté noire ne veut pas que l'explosion de violence de l'an dernier soit glissée sous le tapis.

"Charlottesville est encline à l'autosatisfaction; elle est toute le temps présentée dans les magazines comme la ville où il fait bon vivre", grince le révérend Will Peyton, pasteur de la St. Paul Episcopal Church.

"Les violences ont surtout été perpétrées par des personnes étrangères à la ville, oui, mais ce que demande la communauté noire, c'est: 'Vraiment, ça ne nous concerne pas ? Nous n'avons pas de problème ?' Parce qu'évidemment il y a ici des inégalités et un racisme profondément ancrés."

C'est le combat auquel s'est attelée Nikuyah Walker depuis qu'elle est devenue maire, bousculant les certitudes des élites libérales et progressistes de Charlottesville, déterminée selon sa propre expression à "démasquer l'illusion" et à empêcher l'Amérique d'oublier ou, pire, de réécrire son histoire.

(Tangi Salaün pour le service français, édité par Henri-Pierre André)