La piste du génocidaire rwandais présumé Kabuga remontée grâce à ses enfants

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La piste du genocidaire rwandais presume kabuga remontee grace a ses enfants[reuters.com]
(Crédits : Charles Platiau)

par Tangi Salaün et John Irish

PARIS (Reuters) - Une équipe d'enquêteurs internationaux et français a patiemment remonté les traces, notamment numériques, laissées par les enfants de l'homme d'affaires rwandais Félicien Kabuga pour mettre fin aux 25 années de cavale de celui qui est accusé par la justice internationale d'être le principal financier du génocide de 1994.

Arrêté samedi à l'aube dans un appartement d'Asnières-sur-Seine (Hauts-de-Seine), où il se cachait sous une fausse identité et avec un passeport "d'un pays africain", Félicien Kabuga, 84 ans, était l'un des derniers génocidaires présumés encore en liberté.

Une partie du sort judiciaire du fondateur de la radio-télévision des Mille-Collines, dont les diatribes appelèrent sans relâche les miliciens hutus Interahamwe à massacrer 800.000 Tutsis et Hutus modérés, s'est jouée pendant les longues journées de confinement dues au COVID-19, a déclaré à Reuters le chef de l'Office de lutte contre les crimes contre l'Humanité (OCLCH) de la Gendarmerie nationale.

"Pendant le confinement, beaucoup de procédures ont été suspendues et on a eu le temps de creuser le dossier Kabuga", raconte le colonel Eric Emeraux.

"On s'est rendu compte que les traces des enfants qui protégeaient leur père convergeaient vers Asnières-sur-Seine. On a aussi découvert qu'il y avait un appartement loué par un des enfants à Asnières."

"On a mis en place une surveillance, des écoutes... et une fois qu'on a eu des bonnes raisons de penser qu'il y avait quelqu'un d'autre dans l'appartement, on a décidé d'ouvrir la porte", poursuit le gendarme. "Mais on n'était pas sûr de ce qu'on allait trouver. Je n'en ai pas dormi la nuit précédente."

Derrière la porte, enfoncée à l'aide d'un vérin samedi à l'aube, et par laquelle se sont engouffrés 16 policiers d'élite du Peloton d'intervention de la garde républicaine, se trouvait bien l'un des hommes les plus recherchés au monde.

"UNE IMMENSE SURPRISE"

"Ça a été une immense surprise. Ça m'a fait l'effet d'une bombe", témoigne Alain Gauthier, qui avec son épouse d'origine rwandaise, Dafroza, a consacré sa vie à traquer les génocidaires exilés en France, déposant des plaintes contre 25 d'entre eux, dont Agathe Habyarimana, la veuve du président rwandais tué dans un attentat en 1994.

"Tout le monde semblait avoir un peu oublié Kabuga. On avait l'impression qu'on ne le recherchait plus vraiment. On l'avait dit à tellement d'endroits différents", ajoute-t-il en évoquant un périple qui a mené au fil des ans l'homme d'affaires dans de multiples pays européens et africains.

Selon le colonel Emeraux, Félicien Kabuga a utilisé 28 noms d'emprunt différents pendant sa fuite, échappant plusieurs fois aux enquêteurs, malgré un mandat d'arrêt international, une "notice rouge" d'Interpol et une prime de cinq millions de dollars promise par les Etats-Unis pour sa capture.

La détermination d'un homme, l'actuel procureur du Mécanisme pour les tribunaux pénaux internationaux (MTPI), le Belge Serge Brammertz, a finalement eu raison des stratagèmes inventés par l'homme d'affaires pour se soustraire à la justice.

"Il y a un an, Serge Brammertz a souhaité créer une sorte de task-force pour relancer la traque des fugitifs rwandais", rappelle Eric Emeraux. "Nous avons mené des recherches pour savoir où étaient les enfants de Félicien Kabuga et il est apparu qu'il y en avait en France, en Belgique et au Royaume-Uni."

Puis, il y a environ deux mois, dit le gendarme, juste avant que la pandémie de coronavirus ne mette l'Europe à l'arrêt, une réunion au siège de l'agence Europol a rassemblé les enquêteurs du MTPI, qui a succédé au Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), et ceux des trois pays concernés pour un "échange d'informations et de renseignements" qui les conduira finalement à l'appartement situé au troisième étage d'un immeuble d'Asnières.

COMPLICITÉS?

Félicien Kabuga a été formellement identifié deux heures après son arrestation, grâce à la comparaison de son ADN avec un échantillon prélevé en 2007 par la police allemande, qui avait manqué de peu de l'arrêter suite à son hospitalisation pour une intervention chirurgicale près de Francfort.

Il sera présenté mardi au Parquet général de Paris, dont la chambre d'instruction devra fixer sous huit jours la procédure de remise au MTPI. Son avocat, Emmanuel Altit, qui a obtenu en janvier 2019 l'acquittement pour l'ancien président ivoirien Laurent Gbagbo, poursuivi pour crimes contre l'humanité par la Cour pénale internationale (CPI), pourra faire appel de cette décision.

Reste aussi à déterminer comment Félicien Kabuga a pu se cacher près de Paris, sans doute pendant plusieurs années, selon des témoignages d'habitants cités dans la presse.

"Il est difficile d'imaginer qu'il ait pu trouver refuge sur le territoire français sans bénéficier d'un certain nombre de complicités", souligne Patrick Baudouin, président d'honneur de la Fédération internationale des ligues des droits de l'Homme (FIDH).

"Il est nécessaire que les autorités françaises ouvrent une enquête sur ces complicités dont Kabuga a pu bénéficier. On ne peut pas ignorer (...) toute une série de critiques légitimes qui ont été portées contre les autorités francaises sur l'indulgence, pour ne pas dire plus, dont ont pu bénéficier d'anciens responsables rwandais", a-t-il déclaré à Reuters.

Alors que les relations entre Paris et le président rwandais Paul Kagamé se sont réchauffées depuis l'arrivée d'Emmanuel Macron à l'Elysée, le colonel Emeraux n'a pas exclu que d'autres génocidaires rwandais fassent l'objet de poursuites en France, 28 des 150 dossiers traités par l'OCLCH concernant des ressortissants de ce pays.

"Si les investigations du MTPI font apparaître des éléments permettant de relancer des dossiers, nous le ferons", assure-t-il, en réclamant néanmoins pour cela "davantage de moyens" que les 20 enquêteurs qui lui sont pour le moment affectés.

(Édité par Henri-Pierre André)