Comment les restaurateurs ont cuisiné leur baroud d'honneur

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Comment les restaurateurs ont cuisine leur baroud d'honneur[reuters.com]
(Crédits : Eric Gaillard)

par Elizabeth Pineau et Caroline Pailliez

PARIS (Reuters) - Noël 2020 et le Nouvel an se fêteront sans les restaurants : un coup de massue pour une profession sinistrée qui s'est démenée comme jamais pour tenter de maintenir son activité en cherchant l'appui des politiques, malgré les mises en garde des scientifiques contre la propagation du nouveau coronavirus.

En repoussant au 20 janvier une éventuelle réouverture pour 168.000 établissements garants de l'art de vivre tricolore, qui seront soutenus économiquement, Emmanuel Macron a brisé bien des espoirs face à une crise sanitaire qui joue les prolongations.

Retour sur le combat d'une profession racontée à Reuters par une douzaine d'acteurs des mondes gastronomiques, politiques et scientifiques, témoins des discussions visant à préserver le fragile équilibre entre urgence sanitaire, impératifs économiques et acceptabilité par les citoyens.

Samedi 26 septembre, c'est la stupeur : au sortir d'un été de liberté, le gouvernement vient de fermer les bars et les restaurants de Marseille devant la progression de l'épidémie. Paris craint d'être la prochaine sur la liste.

Inquiet pour un secteur qu'il représente via le syndicat hôtelier GNI, Pascal Mousset interpelle par SMS un homme politique qui déjeunait souvent Chez Françoise, l'un de ses cinq restaurants voisin de l'Assemblée nationale, avant d'entrer au gouvernement.

"M. Le ministre, de grâce, ne fermez pas Paris", écrit-il à Alain Griset, ex-président de l'organisation de défense des artisans U2P nommé en juillet ministre des Petites et moyennes entreprises.

Le sursis n'aura duré qu'un mois, jusqu'au confinement instauré le 30 octobre, après un couvre-feu dans les grandes villes pendant une dizaine de jours.

Une décision tardive aux dires de nombre de scientifiques, qui interpellent depuis des semaines sur la hausse des contaminations, favorisée par un épicurisme propre au pays de la gastronomie.

"C'est un virus très péjoratif pour le mode de vie à la française : manger, boire un verre, discuter, avec des contacts tactiles. Inéluctablement tout cela fait en sorte que le virus se propage", résume Julien Borowczyk, député LaRem, médecin et président de la Commission COVID-19 à l'Assemblée nationale.

En août, les Français profitent de leur été, éprouvés par un premier confinement printanier de deux mois. Bars, restaurants et cafés grouillent de monde.

Les recommandations faites en mai pour limiter la propagation du virus dans ces établissements ne sont pas appliquées, regrette Didier Lepelletier, vice-président du Haut conseil à la santé publique qui fournit une expertise technique au gouvernement. Et le nombre de contaminations, stoppées par le confinement, augmente à nouveau.

"En juillet-août, ce n'était pas 'si', c'était 'il y aura une deuxième vague'. C'était une évidence", se souvient Pierre-Louis Druais, membre du Conseil scientifique.

IMPÉRATIFS ÉCONOMIQUES, URGENCE SANITAIRE

Le 11 septembre, une étude des Centres américains de contrôle et de prévention des maladies fait un lien entre les contaminations et le fait d'aller au restaurant. Aucune enquête de ce type n'a encore été réalisée en France, où les chercheurs considèrent la sphère privée comme la principale source de circulation du virus.

Le jour de la publication de ce rapport, une réunion du Conseil de défense et de sécurité à l'Elysée donne lieu à une explication entre Emmanuel Macron et son ministre de la Santé, Olivier Véran. Selon deux sources au fait des discussions, le ministre a demandé la fermeture des bars et restaurants à Marseille et Bordeaux, essuyant un refus du chef de l'Etat qui l'invite à se concentrer sur les pénuries de tests.

"La lecture que je fais c'est qu'il y a eu manifestement un échange vif, avec deux visions différentes : celle de Véran, sanitaire stricto sensu, et une vision présidentielle plus politique, soucieuse d'acceptabilité des mesures par les Français", décrypte un député de la majorité.

Interrogé par Reuters, l'Elysée n'a rien révélé de cette réunion mais assuré : "On ne transige à aucun moment sur les consignes sanitaires". Pour la présidence, "on ne parle pas de lobbying mais d'une volonté claire du gouvernement de se concerter avec l'ensemble des professionnels et leurs fédérations, de manière transparente et constructive."

L'inquiétude des scientifiques est néanmoins grandissante. Une deuxième vague approche, selon eux, dangereusement. "On respecte alors la décision politique. Mais voyant l'évolution de l'épidémie, on revient à la charge", explique Yazdan Yazdanpanah, membre du Conseil scientifique.

Douze jours après le Conseil de Défense, le Conseil scientifique publie une note préconisant la fermeture des bars et des restaurants s'ils ne peuvent pas respecter un protocole sanitaire strict.

Face à la hausse du nombre de contaminations, notamment dans la région Aix-Marseille et en Guadeloupe, le gouvernement ordonne fin septembre la fermeture des bars et des restaurants de la région et de l'île des Antilles.

Sonnés par cette décision, syndicats et professionnels, parmi lesquels des chefs de renom comme les étoilés Philippe Etchebest et Alain Ducasse, unissent leurs forces.

"Il y a eu une prise de conscience des chefs, des groupes de restauration, des fournisseurs, toute la chaîne : 'là on va à la catastrophe, on va sombrer, est-ce qu'ils s'en rendent compte ?'", témoigne Jacques Bally, ancien président du guide Gault et Millau, spécialiste du monde gastronomique.

Le collectif "Restons ouverts" est créé et des manifestations organisées, une nouveauté pour une profession besogneuse qui n'a guère la culture de la revendication.

SMS ET PLATEAUX DE TÉLÉVISION

Certains contactent directement des politiques de leur connaissance à l'image de Stéphane Manigold, qui parle loyer, charges fixes et chômage partiel avec le ministre de l'Economie Bruno Le Maire et le député LaRem Sylvain Maillard, porte-parole du groupe à l'Assemblée.

"J'échange sur Whatsapp avec le ministre de l'Economie qui m'a demandé de lui envoyer des infos pertinentes", confie-t-il.

Ceux qui ont accès aux médias enchaînent les interventions, tel Xavier Denamur, propriétaire de cinq affaires dans le quartier du Marais et habitué des plateaux de télévision.

"J'accepte les invitations parce que j'aime bien débattre. Pourquoi ça marche ? Parce que ce que je dis, je le vis", raconte ce patron devant son bar où gît un panneau "Comptoir fermé le temps que la fièvre redescende".

Le 1er octobre, les syndicats présentent au gouvernement une liste de précautions pour limiter les risques : espaces entre les tables, gel hydroalcoolique, "cahier de rappel" des clients en cas de contamination.

Ce protocole est adoubé par les autorités sanitaires. Le 4 octobre, le Premier ministre Jean Castex place Paris en état d'alerte épidémique maximale ; il ferme les bars, mais pas les restaurants.

A Bercy, Alain Griset multiplie réunions et contacts avec des professionnels au bord de la crise de nerfs. "On ne fait pas des choses comme ça dans notre coin, on consulte, on interroge. On attend les propositions, on échange. Le ministre a entre 12 et 15 réunions par jour, c'est normal", témoigne son entourage.

Egalement interrogés par Reuters, les services du Premier ministre soulignent que "la gestion de cette crise demande de tenir cette ligne de crête entre la protection sanitaire et la préservation de notre économie, ce à quoi s'emploie le gouvernement".

Le ministère de la Santé rappelle pour sa part que "dans cette épidémie, chaque contact évité est une petite victoire" et défend "une approche proportionnée, territorialisée et toujours à l'aune des indicateurs épidémiques'.

Amateur de restaurants, Emmanuel Macron se rend dans l'un de ses établissements préférés où il prend le temps de discuter avec le personnel alors que les autorités réfléchissent déjà au couvre-feu qui sera instauré le 16 octobre à Paris et d'autres grandes villes. Un épisode sur lequel l'Elysée a refusé de s'exprimer.

Le 30 octobre, le deuxième confinement met fin aux espoirs des restaurateurs de sauver une partie de leur chiffre d'affaires, sacrifié sur l'autel de la lutte contre un virus qui a fait aujourd'hui plus de 50.000 morts dans le pays.

Prochaine étape : le 20 janvier 2021, si l'épidémie recule suffisamment. "Je sais les sacrifices que nous avons demandés à beaucoup de ces entrepreneurs", a dit Emmanuel Macron en annonçant le calendrier mardi dernier à la télévision.

Du point de vue des scientifiques interrogés par Reuters, et au regard de la virulence de la deuxième vague, les décisions visant à réduire la circulation du virus ont tardé à se prendre. Certains reconnaissent que l'opinion publique n'était peut-être pas prête à les entendre.

"Aurions-nous dû prendre des mesures plus dures et plus coercitives ? Aurions-nous dû mieux expliquer les choses ?", s'interroge Yazdan Yazdanpanah. "Nous devons apprendre à faire un effort en matière de communication, d'éducation, beaucoup plus qu'avant."

(Edité par Blandine Hénault)