Fusillade meurtrière à Beyrouth en pleines tensions autour de l'enquête sur l'explosion au port

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Un mort pendant une manifestation contre le juge qui enquete sur l'explosion au port de beyrouth[reuters.com]
(Crédits : Mohamed Azakir)

par Maha El Dahan, Tom Perry et Laila Bassam

BEYROUTH (Reuters) - Les tensions autour de l'enquête sur l'explosion meurtrière dans le port de Beyrouth ont donné lieu jeudi aux pires violences dans la capitale libanaise depuis plus de dix ans, six chiites ayant été abattus lors d'une manifestation au cours d'une journée ravivant le souvenir de la guerre civile de 1975-1990.

Des échanges de coups de feu ont été entendus pendant plusieurs heures, provoquant des mouvements de panique à Tayouneh, là même où passait l'ancienne ligne de front entre quartiers chiites et chrétiens lors de la guerre civile dont le Hezbollah et les Forces libanaises (FL) furent deux acteurs majeurs.

Ces incidents, qui ont aussi fait des dizaines de blessés, illustrent l'escalade de la crise autour de l'enquête sur l'explosion dans le port le 4 août 2020, ayant fait plus de 200 morts et ravagé des pans entiers de Beyrouth, alors même que le gouvernement tente de lutter contre l'une des pires crises économiques de l'histoire du pays.

A l'origine du rassemblement organisé jeudi contre le juge d'instruction qui dirige l'enquête sur l'explosion, le Hezbollah et ses alliés d'Amal ont imputé les tirs sur leurs partisans aux FL, une ancienne milice chrétienne dirigée par Samir Geagea, qui avait appelé mercredi les Libanais à ne pas céder aux "intimidations" du puissant mouvement chiite.

Le ministre de l'Intérieur, Bassam Mawlawi, a déclaré que des snipers ont ouvert le feu en visant les têtes de manifestants.

Dans un communiqué, les FL ont rejeté toute implication dans les violences, qu'ils ont condamnées, reprochant au Hezbollah d'être à l'origine de celles-ci en raison de ses "incitations" contre le juge Tarek Bitar, en charge de l'enquête sur l'explosion dans le port.

"INACCEPTABLE"

L'armée libanaise a déclaré que la fusillade a éclaté alors que les manifestants rassemblés à l'appel du "Parti de Dieu" pro-iranien et d'Amal, pour réclamer la démission du juge Tarek Bitar, ont quitté les quartiers chiites du sud de Beyrouth pour se diriger vers le palais de justice.

Neuf personnes, dont un ressortissant syrien, ont été arrêtées par l'armée, a indiqué par la suite celle-ci via Twitter, ajoutant qu'elle restait déployée dans la zone pour empêcher un éventuel regain des violences.

Les violences pourraient servir de prétexte pour ralentir davantage ou mettre fin à l'enquête sur l'explosion dans le port, alors que le Hezbollah et ses alliés ont répété que la poursuite des travaux du juge Tarek Bitar aurait pour conséquence de diviser le pays.

Michel Aoun a promis que les responsables de la fusillade seraient traduits devant la justice. "Il est inacceptable que des armes soient une fois de plus le moyen de communication entre des rivaux libanais", a dit le chef de l'Etat lors d'une allocution télévisée, annonçant par ailleurs une journée de deuil national vendredi.

Sur des vidéos diffusées sur les réseaux sociaux et à la télévision durant l'attaque, on pouvait entendre de longues rafales d'armes automatiques tandis que des personnes couraient pour se mettre à couvert. Des journalistes de Reuters ont aussi entendu des explosions qui seraient dues à des tirs de roquettes RPG en l'air.

Une source militaire a déclaré à Reuters que les premiers coups de feu avaient retenti dans le quartier majoritairement chrétien d'Aïn el Remmaneh, avant de dégénérer en échanges de tirs. Cette source a évoqué la mort d'une femme tuée par une balle perdue dans son appartement.

Le Hezbollah et Amal ont affirmé que les FL avaient placé des tireurs sur les toits de plusieurs immeubles d'où ils ont tiré sur le cortège qui passait en contrebas, avec pour objectif de plonger le Liban dans la guerre.

PARIS ET WASHINGTON DEMANDENT UNE ENQUÊTE IMPARTIALE

Déployée massivement dans la zone autour de Tayouneh, l'armée a prévenu qu'elle ouvrirait le feu contre toute personne armée se présentant dans la rue.

Des coups de feu ont retenti pendant plusieurs heures.

Le Premier ministre Najib Mikati a déclaré à Reuters que les incidents étaient un revers mais que le gouvernement le surmonterait.

"Le Liban traverse une phase difficile. Nous sommes comme un patient aux urgences. Il y a de nombreuses phases devant nous pour parvenir à la guérison", a-t-il dit.

La France, qui s'est fortement impliquée pour permettre la formation d'un gouvernement libanais et la reconstruction du pays dont l'économie est au bord de la faillite, a souhaité que la justice libanaise puisse "travailler de manière indépendante et impartiale". Les Etats-Unis ont exprimé le même souhait.

Les manifestants ont été pris pour cible peu après le classement sans suite par la justice libanaise d'une nouvelle plainte déposée contre Tarek Bitar.

La plainte déposée par deux ex-responsables libanais, dont l'un, Hassan Khalil, ancien ministre des Finances et membre du mouvement chiite Amal, fait l'objet d'un mandat d'arrêt, avait entraîné la suspension des investigations en début de semaine. Celles-ci devraient théoriquement pouvoir reprendre.

Tarek Bitar souhaite entendre nombre de personnalités politiques libanaises qu'il soupçonne de négligence dans la gestion du stock de nitrate d'ammonium à l'origine de la déflagration.

Soupçonné de ne pas être étranger à la présence de cette substance explosive sur le port de Beyrouth, le Hezbollah a orchestré une campagne de dénigrement contre le magistrat en l'accusant d'être politisé et de partialité.

(Maha El Dahan, Alaa Kanaan, Laila Bassam, Mohamed Azakir et Tom Perry; version française Tangi Salaün et Jean Terzian, édité par Jean-Stéphane Brosse et Nicolas Delame)