L'affaire Benalla ouvre un conflit entre Sénat et gouvernement

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Le senat saisit le parquet contre des proches de macron[reuters.com]
(Crédits : Pool New)

par Elizabeth Pineau

PARIS (Reuters) - Le Sénat a ouvert jeudi un conflit d'une intensité rare avec l'Elysée en signalant au parquet de Paris les déclarations de trois collaborateurs d'Emmanuel Macron, dont Alexis Kohler, soupçonnés d'avoir maquillé la vérité lors de leurs auditions par la commission d'enquête sur "l'affaire Benalla".

Cette décision du bureau de la haute assemblée a déclenché un tir de barrage du gouvernement, qui a dénoncé l'"instrumentalisation" politicienne à laquelle se seraient livré les sénateurs, majoritairement de droite, sous le couvert d'une enquête méticuleuse.

Parmi les trois proches du chef de l'Etat visés, seul le directeur de cabinet, Patrick Strzoda, est directement accusé d'avoir fourni un "faux témoignage" à la commission des Lois, qui a enquêté six mois durant sur le rôle exact d'Alexandre Benalla, ex-chargé de mission à l'Elysée.

Les déclarations d'Alexandre Benalla lui-même et de Vincent Crase, les deux protagonistes de cette affaire devenue tentaculaire, sont elles aussi transmises à la justice en raison, là encore, d'une suspicion de "faux témoignages".

Au total, cinq dossiers sensibles arrivent donc sur le bureau du procureur, qui décidera s'il y a lieu, ou non, de pousser plus loin les investigations.

L'Elysée s'est refusé à tout commentaire.

Mais l'exécutif a exprimé sa colère sans détour par la voix du porte-parole du gouvernement, Benjamin Griveaux, qui a prononcé devant des journalistes un réquisitoire contre une décision ne reposant, selon lui, "sur aucun fondement, ni en fait, ni en droit".

EDOUARD PHILIPPE SNOBE LE SÉNAT

"Il est important de ne pas ajouter à la division du pays en faisant de l'instrumentalisation politique, ce qui est clairement le cas en l'espèce", a-t-il ajouté.

Fait rare, le Premier ministre, Edouard Philippe, a snobé le rite hebdomadaire des questions d'actualité au Sénat.

Le président de l'Assemblée nationale, Richard Ferrand, a quant à lui annulé sa participation à une conférence commune prévue vendredi avec son homologue du Sénat, Gérard Larcher, devant des étudiants de Sciences Po Lille.

"En attaquant trois serviteurs de l'Etat", les membres de la commission des lois "cherchent évidemment à servir leur intention cachée : attaque le président de la République", a pour sa part fustigé le délégué général de La République en marche, Stanislas Guerini, dans un message transmis à Reuters.

Interrogé également par Reuters, le sénateur François Patriat, proche d'Emmanuel Macron, a parlé d'une décision "indigne", relevant de la "manoeuvre politique".

Emmanuel Macron et Gérard Larcher entretenaient jusque-là des relations plutôt cordiales.

Lors de la publication fin février du rapport de la commission, très critique sur les "dysfonctionnements" de l'exécutif dans la gestion de cette affaire, le gouvernement avait déjà invoqué la séparation des pouvoirs et dénoncé des "contre-vérités", sans préciser sur quels points.

"Ce n'est pas une déclaration de guerre, c'est l'affirmation d'une indépendance et d'une souveraineté", a commenté le sénateur communiste Eric Bocquet.

La réunion du bureau du Sénat, longue de trois heures, est l'épilogue d'une enquête qui a démarré en juillet 2018 à la suite de révélations du Monde sur les agissements d'Alexandre Benalla, accusé d'avoir molesté des manifestants en marge des cortèges du 1er-Mai.

"GRAVE DE NE PAS RESPECTER SON SERMENT"

La commission des lois a alors convoqué plusieurs hauts responsables de l'Elysée, dont le secrétaire général, Alexis Kohler, Patrick Strzoda et Lionel Lavergne, chef du groupe de sécurité de la présidence de la République, de même que des représentants du ministère de l'Intérieur.

Dans ce cadre, Patrick Strzoda est soupçonné d'avoir menti "sur le périmètre des missions confiées à M. Alexandre Benalla", est-il précisé dans un communiqué de la présidence du Sénat, dirigé par Gérard Larcher, qui assistait à la réunion de jeudi.

Alexandre Benalla est accusé pour sa part d'avoir livré un faux témoignage au sujet de ses attributions à l'Elysée, de son rôle dans le dispositif de sécurité et de deux autres volets de l'affaire, l'un concernant ses passeports diplomatiques et l'autre un contrat passé avec un oligarque russe.

"Une partie des personnes auditionnées ont omis une part significative de la vérité", a souligné devant la presse le socialiste Jean-Pierre Sueur, membre de la commission d'enquête présidée par le Républicain Philippe Bas.

"C'est grave de ne pas respecter son serment devant une commission d'enquête parlementaire", a réagi ce dernier. "Si l'on veut préserver l'efficacité du contrôle parlementaire qui est si nécessaire dans une grande démocratie moderne arrivée à maturité, il faut absolument que ce serment soit respecté."

Les relations mouvementées entre Elysée et Sénat risquent d'avoir des répercussions sur la future réforme des institutions, l'exécutif ayant besoin du soutien d'une partie au moins de la chambre basse pour faire aboutir son projet.

En France, le délit de faux témoignage est passible de cinq ans de prison et 75.000 euros d'amende.

(Avec Simon Carraud et Marine Pennetier, édité par Yves Clarisse)