Calme plat sur le marché des changes, avant la tempête ?

reuters.com  |   |  1295  mots
Calme plat sur le marche des changes, avant la tempete ?[reuters.com]
(Crédits : Brendan Mcdermid)

par Tommy Wilkes et Tom Finn

LONDRES (Reuters) - Les marchés des changes sont tellement calmes que le responsable européen des ventes sur les devises de Nomura s'est mis à l'obligataire.

Il n'y a aucun intérêt à présenter des opportunités sur les changes aux clients en l'absence de forts mouvements de marché qui pourraient éveiller leur intérêt, a dit Fabrizio Russo à Reuters.

"C'est inutile. Quand les marchés sont calmes, c'est vraiment inutile d'appeler (les clients)."

"Je leur vends des obligations" a-t-il ajouté soulignant le contraste entre l'apathie du marché des changes et la ruée sur les obligations d'Etat européennes au cours des dernières semaines.

Fabrizio Russo est loin d'être le seul à expérimenter le "déserte des cambistes" à Londres, qui reste la principale place sur un marché des changes mondial qui traite l'équivalent de 5.100 milliards de dollars en moyenne chaque jour.

Pour les traders les plus anciens, cette situation n'est pas sans rappeler celle qui prévalait avant l'éclatement de la grande crise financière de 2008.

L'indice Deutsche Banks de la volatilité sur le marché des changes, en baisse depuis 2017, est tombé à un plus bas de quatre ans et demi et se situe actuellement aux deux tiers de ses niveaux de début 2019 et plus de 50% en dessous de ses pics d'il y a trois ans.

La faiblesse de la "vol", le diminutif pour les mesures de la volatilité implicite calculées à partir des cours sur les options, montre que l'ordre règne en apparence sur le marché des changes, excluant les brusques mouvements qui sont autant d'occasion de gagner de l'argent et d'alimenter la demande pour des produits de couverture.

Alors que les grandes banques centrales ont toutes signalé leur intention de renouer si nécessaire avec leur politique d'assouplissement extraordinaire, la déprime des cambistes risque de se prolonger avec la convergence vers zéro des taux à court comme à long termes et un nouveau rétrécissement des écarts de rendement entre les principales devises.

L'inertie du marché des changes aux turbulences des marchés était patente le 18 juin après les déclarations du président de la Banque centrale européenne, Mario Draghi, se disant prêt à faire le nécessaire pour ranimer l'inflation au sein de la zone euro.

Cette déclaration, qui a pris les marchés de court, a fait plonger le rendement des emprunts d'Etat allemand à 10 ans à des plus bas records et brièvement fait passer celui des emprunts d'Etat français en territoire négatif pour la première fois. L'indice Stoxx 600 des valeurs européennes a bondi de 2% sur la séance.

Qu'a fait l'euro ? Il n'a reculé que de 0,4% par rapport au dollar, un mouvement bien faible par rapport à ceux enregistrés depuis sa création et seulement sa quatrième plus forte variation quotidienne depuis le début du mois de juin.

L'euro/dollar, la paire de devises la plus traitée au monde, ne s'est pas négocié en dessous de 1,10 dollar, ni au-dessus de 1,16 dollar depuis octobre, soit une fourchette d'à peine plus de 4% en dépit des craintes de récession, de la guerre commerciale et du revirement monétaire de la Réserve fédérale.

En revanche, la volatilité sur les bons du Trésor américain est au plus haut depuis avril 2017 tandis que l'indice VIX de la volatilité sur le S&P 500 se maintient près de deux fois au-dessus de ses points bas de 2017.

"La Fed est complètement à la manoeuvre et les taux décalent nettement mais il n'y a aucune traduction de cela sur le marché des changes. C'est étrange à voir", a dit Russell LaScala, co-responsable des changes chez Deutsche Bank. "C'est devenu une classe d'actifs très endormie."

VENTE DE "VOL"

Ce calme inhabituel précède-t-il la tempête comme ce fut le cas en mars 2008 lorsque l'indice de volatilité des changes de Deutsche Bank a soudain bondi à plus de 12 après avoir passé l'essentiel de l'année 2007 sous 7 ?

Le marché des options ne l'indique pas. La volatilité implicite à un an sur l'euro/dollar est tombé à 6 contre près de 8 en janvier.

Et si les motifs d'incertitude aussi bien économique que géopolitique ne manquent pas, le changement de comportement du marché lui-même pourrait bien avoir préparé ses prochains déboires.

De nombreux intervenants se sont laissé tenter par des stratégies de "vente de vol" dans lesquelles, par exemple, ils achètent une option qui leur rapporte une "prime" tant que l'euro/dollar ne sort pas d'une fourchette de 1,11 à 1,15 dollar sur le mois à venir. Si la volatilité s'emballe faisant sortir la paire de la fourchette, ils perdent leur mise initiale.

En 2017, la faiblesse de la volatilité sur les actions avait rendu ces stratégies de vente de "vol" très populaires jusqu'à ce qu'elles explosent en février 2018 lors de l'épisode dit de "volmageddon" déclenché par la publication relativement anodine d'un chiffre d'inflation aux Etats-Unis plus élevé que prévu.

"C'est une stratégie très risquée. Mais en même temps, cela fait quatre ans qu'elle paye", a dit Russell LaScala, qualifiant les derniers arrivants sur cette stratégie de "touristes".

La faiblesse de la volatilité pousse aussi les gérants actions et obligataires à moins se couvrir.

Des investisseurs qui détenaient du yen pour se couvrir contre le risque ont été déçu par la faiblesse de la hausse de la devise nipponne lors de la correction boursière de décembre 2018, a dit Fabrizio Russo. Elle ne s'est appréciée que de 3% sur le mois alors que Wall Street plongeait de 10%.

Ils sont nombreux à avoir renoncé depuis à utiliser le yen, traditionnelle valeur-refuge, pour couvrir leur portefeuille, a-t-il dit.

De même la monnaie unique européenne, souvent utilisée comme couverture contre les risques perçus d'éclatement de la zone euro, a à peine réagi aux récents dégagements massifs sur les obligations d'Etat de l'Italie.

Les fonds spéculatifs ont eux aussi réduit leurs positions sur les devises.

Le revirement accommodant de la Fed a suscité un certain intérêt, en particulier chez des investisseurs prêts à parier que le dollar avait atteint un pic, a dit Fabrizio Russo qui a conseillé ses clients de "se tenir prêt" au cas où la volatilité serait de retour.

SANS DIRECTION

La faiblesse de la volatilité n'est pas une bonne nouvelle pour les profits des banques. Les volumes quotidiens échangés sur le marché des changes ont baissé ces derniers mois de 10% par rapport à la même période de l'an dernier sur des plates-formes comme CLS.

Les revenus des banques d'investissement tirés des activités sur les changes, très dépendants de la volatilité, sont tombés à 16,3 milliards de dollars en 2018 contre 18,4 milliards selon des estimations de Coalition.

Un cambiste a dit que les revenus tirés des activités sur les changes de sa banque, basée à Londres, baissaient de 5% l'an depuis plusieurs années.

"Vous ne pouvez pas faire d'argent avec quelque chose qui ne bouge pas. Une volatilité faible c'est bien, une volatilité très faible, ça ne l'est pas", résume Richard Benson, responsable des investissements de la société de gestion Millenium Global.

Avec des investisseurs aux abonnés absents, les traders passent plus de temps à déjeuner avec leurs clients et moins à faire des transactions.

L'un d'entre eux, qui a requis l'anonymat, reconnaît tuer le temps en écoutant de la musique à son bureau.

"Regarder ces prix obstinément stables sur mon écran... c'est comme regarder les mouches voler", se lamente-t-il.

(Avec Ritvik Carvalho; Marc Joanny pour le service français, édité par Marc Angrand)