Pourquoi le droit du travail français ne répond plus aux besoins des entreprises

Par latribune.fr  |   |  1251  mots
La loi attribue souvent un énorme pouvoir d'interprétation aux conseils des prud'hommes, qui pourtant ne sont pas formés de juges professionnels, observe le professeur Jean-Emmanuel Ray.
L'insécurité juridique qui frappe de plus en plus le droit, en particulier social, fait obstacle à l'initiative économique et nuit ainsi à la compétitivité de la France, dénoncent les professionnels. Une impasse due autant au législateur qu'à la culture du juge et qui demande des réformes radicales.

Quelques jours après l'annonce par Manuel Valls de son plan pour l'emploi dans les petites et moyennes entreprises (PME), non seulement les politiques, mais également les professionnels du droit le constatent: le droit du travail français est désormais peu en adéquation avec la réalité quotidienne des acteurs économiques, et donc trop souvent inopérant. Parmi les plus complexes du monde, il est peu accessible pour les profanes, ce qui pénalise particulièrement les PME démunies de services juridiques. Pire, il se caractérise également par une grande instabilité, liée à sa très forte politisation, l'alternance politique impliquant souvent aussi une forme d'alternance juridique.

Alors que l'actualité compte encore parmi les rendez-vous du mois l'examen par le Sénat du projet la loi "Rebsamen" relatif au dialogue social et à l'emploi, ainsi qu'une nouvelle discussion devant l'Assemblée nationale du projet de loi "Macron" pour la croissance, l'activité et l'égalité des chances économiques, l'ancien garde des Sceaux Robert Badinter s'en émeut dans les colonnes du Monde. Il y publie avec le professeur Antoine Lyon-Caen une synthèse en 50 articles des principes fondamentaux du droit du travail.

Le Club des juristes, think-tank juridique, lance lui aussi un cri d'alarme. Dans une étude publiée mercredi 11 juin sous le titre Sécurité juridique et initiative économique, rédigée par un groupe de professionnels présidé par Henri de Castries, Pdg d'Axa, et Nicolas Molfessis, professeur à l'université Panthéon-Assas, il formule une soixantaine de propositions visant à renouer avec la sécurité du droit et ainsi avec la reprise économique en France.

Un législateur affolé

Premier fléau à adresser d'urgence, l'inflation législative, mal bien connu du système français mais dont les effets en termes d'instabilité sont encore sous-estimés, pointe le rapport. Ainsi, le nombre d'articles contenus en moyenne dans un texte de loi a quasiment doublé entre 1990 et 2009, alors que le nombre de modifications introduites chaque année dans les textes existants a, elle, presque été multipliée par cinq depuis la fin des années 1990 jusqu'à aujourd'hui.

Parmi les résultats à déplorer, la taille actuelle du Code du travail français, qui comprend désormais 10.000 articles. Cette complexité est parmi les causes principales de l'échec de la conciliation devant les Conseils des prud'hommes, phase obligatoire de la procédure, dont le taux de réussite n'était que de 5,5% en 2013, souligne le Club des juristes. Et ce alors que, à cause des coûts et des délais de jugement -qui ont encore augmenté de 6,3 mois depuis 2000- les entreprises préfèrent plutôt éviter de se retrouver devant le juges: preuve en est le succès des ruptures conventionnelles homologuées, notamment dans les PME.

Trop de pouvoir au juge

Si le législateur paraît ainsi peu alerte face aux exigences de simplicité et de prévisibilité des acteurs économiques, l'écart croissant entre droit du travail et réalité des entreprises dépend néanmoins aussi en grande partie du juge, pointe Jean-Emmanuel Ray, professeur de droit social à l'université Paris I-Sorbonne. "La loi, nécessairement formulée de manière très générale dans ce domaine, lui attribue un rôle d'interprétation essentiel et très vaste, qui exacerbe la créativité judiciaire", explique-t-il.

Un pouvoir d'autant plus pernicieux que les conseils des prud'hommes français ne comptent pas de juges professionnels en leur sein, souligne le professeur.  "Cependant, en cas d'erreur, il faudra attendre plusieurs mois voire plusieurs années avant que la Cour d'appel n'intervienne ou que la Cour de cassation ne corrige le tir. Entre-temps l'entreprise devra se tenir à la décision", regrette-t-il.

Une jurisprudence de la Cour de cassation en décalage avec la réalité

La Cour de cassation, sur-sollicitée (en 2013, elle a traité 6.783 affaires) contribue d'ailleurs elle aussi à l'éloignement de la jurisprudence des textes, souligne Jean-Emmanuel Ray. Le juriste cite l'exemple de l'obligation faite aux groupes de reclasser les personnes licenciées par une filiale dans une autre: alors que la loi ne précisait pas l'étendue géographique de cette contrainte, la jurisprudence l'a élargi en 1995 aux entités établies à l'étranger. Avec des conséquences kafkaïennes: "Des multinationales se retrouvent tenues de bloquer leurs embauches dans le monde entier à cause de dix licenciements économiques en France", observe l'expert: "Il a fallu attendre la loi Macron pour que le législateur précise la portée de la loi, excluant l'étranger."

Autre exemple pointé par le rapport, le système des forfaits-jours, introduit en 2000. "Alors qu'il est indispensable afin d'adapter les 35 heures aux formes particulières du travail intellectuel, la chambre sociale de la Cour de cassation, sur le fondement de préoccupations liées à la santé des travailleurs, est en train de le tuer dans l'œuf. Pendant les deux dernières années, dix arrêts annulant des articles de conventions de branche prévoyant ce système ont été rendus. Ce qui implique pour les travailleurs la possibilité de demander rétroactivement les heures supplémentaires effectuées, et donc une insécurité intolérable pour les entreprises", pointe Jean-Emmanuel Ray.

Un juge parmi les prud'hommes?

Alors, quel nouveau visage imaginer pour le droit du travail, qui soit plus conforme aux besoins de la société? Afin d'enrayer l'insécurité juridique, particulièrement pernicieuse dans un droit d'application mensuelle voire hebdomadaire et de masse comme le droit social -qui concerne 18 millions de salariés- le rapport du Club des juristes formule plusieurs propositions.

La plus sensible est sans doute celle de réformer les conseils de prud'hommes, afin que la formation de jugement soit désormais systématiquement présidée par un juge professionnel du tribunal d'instance. Ce qui non seulement assurerait une meilleure interprétation du droit et éviterait les cas de blocage entre représentants des entreprises et des salariés, mais aurait aussi un autre effet bénéfique: améliorer la rédaction des jugements et ainsi réduire le nombre des cas d'appel - qui aujourd'hui frappe 60% des décisions des prud'hommes, dont ensuite 60% sont infirmées. Avec la même finalité, la loi Macron introduit d'ailleurs l'obligation d'une formation juridique pour les conseillers, aujourd'hui non tenus de connaître le droit en entrant en fonction.

Un changement de culture

Sur le fond, néanmoins, "la question essentielle derrière toutes les réformes est désormais unique", estime Jean-Emmanuel Ray: "Comment enrayer le chômage qui augmente de manière inexorable." C'est pourquoi, le fil rouge de toute intervention ne peut être à son sens que l'évolution vers un droit du travail "de l'emploi". Les dernière propositions du gouvernement Valls vont dans ce sens, "étant donc plus en phase avec la réalité actuelle puisqu'elles sortent le droit du travail d'une conception militaro-industrielle". Mais elles ne seront pour autant probablement pas suffisantes, estime le professeur.

Relever une justice prud'homale et sociale dont à présent "ni le salarié ni l'employeur ne ressortent gagnants" nécessitera en effet vraisemblablement d'accepter des modifications plus radicales, puisque, selon le professeur, dans nombre de métiers, notamment ceux intellectuels, "la notion même de subordination, à la base du contrat du travail, n'est plus d'actualité". Et impliquera d'abord un changement de culture, dans un pays où les juges de la Cour de cassation, observe-t-il, "ont été formés à une époque où les accords collectifs étaient secondaires et où il n'y avait pas encore de chômage".