Prise illégale d'intérêts : le ministre de la Justice, Eric Dupond-Moretti, relaxé et reconnu « non coupable »

Par latribune.fr  |   |  1304  mots
Le ministre de la Justice, Eric Dupond-Moretti, a été relaxé ce mercredi 29 novembre dans une affaire de conflits d'intérêts par la Cour de justice de la République (CJR) (Crédits : STEPHANIE LECOCQ)
Le ministre de la Justice, Eric Dupond-Moretti a été relaxé ce mercredi, dans une affaire de conflits d'intérêts. Si la Cour de justice de la République (CJR) avait suivi les réquisitions de l'accusation, l'ancien avocat aurait dû quitter ses fonctions au gouvernement.

[Article publié le mercredi 29 novembre 2023 à 17h48 et mis à jour à 18h32]. Après un procès inédit en France, le ministre de la Justice, Eric Dupond-Moretti, a été relaxé ce mercredi 29 novembre dans une affaire de conflits d'intérêts par la Cour de justice de la République (CJR), une décision qui éclaircit son horizon politique. Les juges de la CJR, seule juridiction habilitée à juger les faits commis par un membre du gouvernement, n'ont pas suivi les réquisitions de l'accusation d'une condamnation. Pour rappel, celle-ci aurait entraîné le départ de ses fonctions au sein du gouvernement.

Le ministre risquait un an de prison avec sursis pour être soupçonné d'avoir profité de son poste pour régler ses comptes avec quatre magistrats qu'il avait critiqués du temps où il était avocat. Nommé au gouvernement à la surprise générale à l'été 2020, l'ex-pénaliste de 62 ans, personnalité éruptive et clivante, a toujours clamé son innocence dans cette affaire déclenchée par une plainte sans précédent des syndicats de magistrats à la fin 2020. Pendant l'enquête, celui qui a toujours entretenu des relations rugueuses voire hostiles avec les magistrats a dénoncé une instruction « biaisée » visant à « salir la réputation d'un ancien avocat » et nourrir son procès en « illégitimité à occuper les fonctions de garde des Sceaux ».

Dans une première réaction, les députés Insoumis de l'opposition de gauche radicale ont appelé à supprimer la CJR - composée de trois magistrats professionnels et de 12 parlementaires de tous bords - longtemps accusée de faire preuve de clémence à l'égard des dirigeants politiques qu'elle a jugés. De son côté, la Première ministre Elisabeth Borne s'est félicité de cette décision : « La Cour de justice de la République a rendu sa décision et relaxé Éric Dupond-Moretti. Le Garde des sceaux va pouvoir continuer à mener son action au sein de l'équipe gouvernementale, au service des Français. Je m'en réjouis », a écrit la Première ministre.

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« Coupable de rien »

Pendant le procès, le premier en France d'un ministre de la Justice en exercice, ses avocats avaient martelé qu'il n'était « coupable de rien » et avaient plaidé la relaxe. Mais ils avaient soutenu qu'une condamnation, même « la plus basse », même « la plus ridicule », « suffirait » à entraîner sa « démission ».

Malgré l'enquête et le procès devant la CJR, le président français Emmanuel Macron a toujours maintenu sa confiance en son ministre, et s'est refusé à exiger sa démission, nonobstant l'émoi suscité par cette affaire dans la magistrature. Eric Dupond-Moretti devait même être reçu dans l'après-midi par Emmanuel Macron, selon l'entourage présidentiel. Sur ce dossier comme dans d'autres, le chef de l'Etat a dès lors refusé d'appliquer une règle non-écrite longtemps observée en France selon laquelle un ministre inculpé devait quitter ses fonctions.

A titre d'exemple, ce n'est ainsi qu'après sa condamnation à six mois de prison avec sursis que le ministre délégué aux Petites et moyennes entreprises Alain Griset avait été contraint de démissionner en 2021. S'il avait été reconnu coupable, Eric Dupond-Moretti aurait donc sans doute connu le même sort. En octobre, invoquant une « règle claire », la Première ministre Elisabeth Borne avait écarté la possibilité que son garde des Sceaux soit maintenu en fonctions en cas de condamnation. Un autre membre du gouvernement, le ministre du Travail Olivier Dussopt, est actuellement jugé à Paris pour une affaire de favoritisme remontant à son mandat d'élu local à la fin des années 2000.

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L'affaire Dupond-Moretti

Dans les faits, l'affaire Dupond-Moretti débute fin juin 2020, en marge de l'affaire de corruption dite « Paul Bismuth » visant l'ancien président Nicolas Sarkozy. L'hebdomadaire Le Point révèle alors que des magistrats du Parquet national financier (PNF) ont fait éplucher des factures téléphoniques détaillées de plusieurs avocats, dont Eric Dupond-Moretti, pour débusquer une éventuelle taupe qui aurait informé Nicolas Sarkozy et son avocat Thierry Herzog qu'ils étaient sur écoute.

Eric Dupond-Moretti, ami très proche de Thierry Herzog, dénonce une « enquête barbouzarde ». « On a basculé dans la République des juges », s'insurge celui qui est alors l'un des avocats les plus médiatiques du pays, avant de porter plainte. La ministre de la Justice, Nicole Belloubet, demande alors une « inspection de fonctionnement » sur l'enquête du PNF.

Quelques jours plus tard, Eric Dupond-Moretti raccroche la robe pour prendre sa succession place Vendôme. Malgré des alertes sur le risque de conflits d'intérêt, il refuse de suspendre l'inspection. A la réception du rapport, il ordonne une enquête administrative contre deux des magistrats chargés de l'enquête et la cheffe du PNF de l'époque, Eliane Houlette, pour déterminer s'il y a eu des fautes individuelles.

Conflits d'intérêts

Dans une autre affaire, il décide d'ouvrir une enquête contre un quatrième magistrat, Edouard Levrault, ex-juge détaché à Monaco dont il avait dénoncé en tant qu'avocat les méthodes de « cow-boy » et contre lequel il avait porté plainte au nom d'un client pour violation du secret de l'instruction. Le ministre « qui savait mieux que quiconque les conflits d'intérêts qu'il pouvait avoir avec les magistrats concernés » aurait dû s'abstenir d'être « décideur », a conclu l'enquête. « J'ai fait ce que n'importe quel garde des Sceaux aurait fait à ma place », s'est défendu le ministre, qui a réfuté toute idée de « vengeance ».

Les quatre magistrats visés ont depuis été blanchis fin 2022 par le Conseil supérieur de la magistrature (CSM), leur organe disciplinaire, qui a estimé que le garde des Sceaux s'était « trouvé dans une situation objective de conflit d'intérêts ».

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L'avocat le plus connu de France

Avant sa nomination surprise en juillet 2020, Eric Dupond-Moretti était sans doute l'avocat le plus connu de France, redoutable plaideur aux quelque 140 acquittements qui lui ont valu le surnom d'« Acquittator ».

Habitué des plateaux télé et des planches de théâtre, où il a joué seul en scène, il s'est illustré en défendant Patrick Balkany, Jérôme Cahuzac, Abdelkader Merah, le frère de l'auteur des attentats de Toulouse en 2012, et la boulangère du scandale judiciaire d'Outreau, qui l'a fait connaître.

Né à Maubeuge d'un père métallurgiste décédé lorsqu'il avait 4 ans et d'une mère immigrée italienne et femme de ménage qu'il vénère, celui qui était arrivé dernier à l'école du barreau de Lille mais premier au concours d'éloquence a gardé de ses années d'assises son parler « à hauteur d'homme ».

Eric Dupond-Moretti avait la réputation de faire peur aux juges. « Je ne terrorise que les imbéciles », nuançait celui qui ne cachait pas son aversion pour certains magistrats, dénonçant leur « corporatisme ». « Il avait une défense très agressive vis-à-vis des magistrats » et une « capacité à hystériser les procès », a décrit pendant l'enquête de la CJR l'ex-procureure générale de la cour d'appel de Paris, Catherine Champrenault.

Le syndicat majoritaire au sein de la magistrature a qualifié sa nomination place Vendôme de « déclaration de guerre ». C'est un « taureau furieux », estime même une source syndicale. Depuis son arrivée au ministère, plusieurs magistrats ont assisté à des échanges glaciaux, tendus, et parfois cru qu'il allait en « venir aux mains ».

(Avec AFP)