Réforme du code du travail : le flou pourrait bien cacher des loups...

Par Jean-Christophe Chanut  |   |  1820  mots
"Quand c'est flou, c'est qu'il y a un loup", disait Martine Aubry. Or, le projet de réforme du Code du travail transmis par le premier ministre Edouard Philippe aux organisations patronales et syndicales s’avère très... flou. Est-ce pour laisser une place réelle à la concertation ou bien pour ne pas effrayer à la veille des élections législatives?
Le document gouvernemental sur la réforme du Code du travail transmis aux organisations patronales et syndicales est rédigé en des termes (volontairement) très flous. Ce qui permet des interprétations très larges sur les réelles intentions du gouvernement.

Le poids des mots ! Manifestement, le gouvernement à soupeser chaque terme du "programme de travail pour rénover notre modèle social" transmis le 6 juin aux organisations patronales et syndicales. Dans ce texte, on ne trouve aucun des mots ou aucune des expressions qui fâchent, comme "inversion de la hiérarchie des normes", "motifs prédéterminés de licenciement dans le contrat de travail" ou encore "allègement de la procédure de licenciement". Rien de tout cela, à l'inverse, du consensuel, tel ce vœux de "faire converger performance sociale et performance économique".

Et pour enfoncer le clou, dans leur communication orale, le Premier ministre, Edouard Philippe, et la ministre du Travail, Muriel Pénicaud, ont aussi soigné leur vocabulaire, le premier assurant que "la branche conservera un rôle essentiel", la seconde affirmant qu'il ne "s'agit pas d'un projet anti-branches". Certes, à ce stade, alors que tout un cycle de réunions bilatérales avec les organisations patronales et syndicales va s'engager, il ne s'agit pas pour le gouvernement de livrer le fond de sa pensée. Mais, si l'on se livre à l'exégèse du texte communiqué, on peut alors lire entre les lignes et deviner vers quoi on se dirige potentiellement.

Le document révélé par "Libération" jette un doute

A cet égard, le document que s'est procuré le quotidien Libération, émanant de la Direction générale du Travail et mentionnant "les réformes demandées par le cabinet", fait un peu l'effet d'une bombe. Certes, le cabinet de la ministre a immédiatement réagi en signifiant que "le document publié ce soir par Libération n'a aucune valeur politique et n'engage en rien le Gouvernement". Et, de fait, il s'agit d'un document de travail formulant des hypothèses assez radicales qui ne seront peut-être pas toutes reprises. Il n'empêche que le texte transmis aux partenaires sociaux peut donner lieu à beaucoup d'interprétations.

Rappelons que la réforme du code du travail souhaitée par le gouvernement se donne trois objectifs principaux : donner davantage de place aux accords d'entreprise ; simplifier le dialogue social, en rapprochant davantage les différentes instances consultatives du personnel existantes ; sécuriser les relations de travail, via notamment l'instauration d'une « barémisation » des dommages et intérêts accordés par les prud'hommes en cas de licenciement abusif.

Vers un tout accord d'entreprise ?

Sur le premier thème, on sait que le Président de la République voulait faire de l'entreprise le lieu principal pour créer de la norme sociale. Le programme de travail s'attache donc à ce principe, même s'il reconnaît que la loi et l'accord de branche doivent continuer d'assurer une "protection égale des salariés". Pour autant, c'est pour immédiatement signaler que ce principe d'égalité ne saurait "conduire à l'uniformité de la norme pour tous les salariés de toutes les entreprises, quelle que soit la taille et le secteur". Et, un peu plus loin, le texte précise "que le besoin de trouver des solutions innovantes" pour "allier bien-être et efficacité au travail, ne peut se faire qu'au plus près du terrain".

Comment décoder ces propos généraux ? D'abord on soulignera que, déjà actuellement, il n'y a pas d'uniformité en France des normes sociales. Les salaires (en dehors du Smic), la durée du travail, celle des congés payés, par exemple, diffèrent d'une entreprise à l'autre. Mais, le bouchon pourrait être en effet poussé beaucoup plus loin pour trouver des formules « innovantes » au niveau de l'entreprise, comme le souhaite le texte gouvernemental. Et ce de façon drastique, en permettant, par exemple à un accord d'entreprise majoritaire de fixer les motifs du licenciement économique, jusqu'ici définis par la loi et la jurisprudence. Idem pour la durée du préavis, de la période d'essai de certains congés, des motifs de recours au CDD, etc. Jusqu'ici, tous ces points sont déterminés par la loi, et/ou des accords de branches. Un accord d'entreprise ne peut y déroger que dans un sens plus favorable aux salariés. Par exemple, un accord d'entreprise ne peut pas fixer une période d'essai plus longue que la durée maximale fixée par la loi ou encore des indemnités de licenciement inférieures à ce que prévoit la branche.

Or, il serait tout à fait imaginable au nom de "l'efficacité" et "des nouveaux champs qui pourraient être ouverts à la négociation collective", notions mises en avant par le texte gouvernemental, d'autoriser à l'avenir des accords d'entreprise à fixer leurs propres règles sur tous ces points. Après tout, cela fait des années que le patronat, Medef en tête, réclame que le contrat de travail prévoit des motifs prédéterminés de licenciement. En fait, en poussant la logique de « l'efficacité » et de « l'innovation » jusqu'au bout, rien dans l'absolu n'empêcherait qu'un accord d'entreprise définisse quasiment toutes les règles du droit du travail, à l'exception des normes d'ordre public (sur la sécurité et la santé par exemple) qui relèveraient de la loi et des règles qui ont une fonction de « régulation » de la profession qui relèveraient de la branche, ce que la CPME appelle « l'ordre public professionnel ». C'est grosso modo d'ailleurs le système anglais.

A cet égard, le référendum d'entreprise à l'initiative de l'employeur pourrait aussi être un moyen « innovant ». Jusqu'ici, seuls les syndicats minoritaires (représentant au moins 30% des salariés) ont l'initiative de ce référendum. On sait que le candidat Macron songeait à étendre ce droit d'organisation d'un référendum à l'employeur. La CFDT était prête à en discuter sous certaines conditions. Pour la centrale de Laurent Berger, il faudrait pour le moins qu'un projet d'accord ait été accepté par des syndicats minoritaires. Or, on peut tout à fait imaginer que le gouvernement ouvre plus largement encore les portes en permettant à l'employeur d'organiser un referendum sur un texte qui n'a reçu l'appui d'aucun syndicat... C'est en tout cas une hypothèse de travail si l'on se réfère au document produit par Libération.

Quid du droit à la négociation des délégués syndicaux?

Sur le deuxième thème, la simplification des instances de représentation du personnel, le texte gouvernemental a le mérite d'être nettement moins ambiguë dans sa rédaction. Il annonce clairement - et la ministre du Travail l'a ouvertement évoqué - son souhait de permettre une véritable fusion entre les trois instances consultatives : délégués du personnel, comité d'entreprise et CHSCT.

Cependant, une phrase, là aussi, attire l'attention : "Comment rendre le dialogue social plus efficace dans l'entreprise et représenter de manière adéquate la collectivité de travail, capable d'être à la hauteur des nouveaux enjeux et des nouvelles responsabilités qui lui seront confiés par l'élargissement du champ de la négociation ?" Est-ce une façon subtile de faire comprendre qu'à l'avenir les délégués syndicaux n'auraient plus le monopole de la négociation sociale en entreprise ? La formule "représenter de manière adéquate la collectivité de travail" peut éventuellement le laisser sous-entendre, surtout quand, un peu plus loin, le texte s'interroge sur la façon de "mieux articuler consultation et négociation ?" Jusqu'ici, clairement, la consultation relève du comité d'entreprise et la négociation des délégués syndicaux.

De nouvelles règles pour les licenciements?

Enfin, sur le troisième thème, « sécuriser les relations du travail », les termes employés laissent également planer un doute. Certes, sur les dommages et intérêts accordés par les prud'hommes en cas de licenciement abusif, il n'y a aucune ambiguïté : le gouvernement veut instaurer une « barémisation » avec un plancher et un plafond... reste à connaître les niveaux.

En revanche, le texte contient une formule qui mériterait des précisions : "Certaines règles qui entourent le licenciement et devraient en principe protéger les salariés ne les sécurisent pas réellement." De quoi s'agit-il ? Plusieurs interprétions sont possibles. Est-ce-la remise en cause du principe selon lequel la lettre de licenciement doit contenir très exactement les motifs invoqués pour se séparer d'un salarié ? On sait que l'employeur ne peut pas par la suite évoquer de nouveaux motifs omis dans la lettre et, s'il le fait, ou s'il formule mal la lettre de licenciement les prud'hommes peuvent alors accorder six mois d'indemnités au salarié concerné. Or, à de nombreuses reprises, les organisations patronales ont protesté contre ce « formalisme » qui pénalise les patrons de TPE/PME pas forcément au fait des subtilités juridiques...

Mais cette phrase alambiquée pourrait aussi signifier la remise en cause d'un certain nombre de règles entourant les licenciements économiques. On sait par exemple qu'au moment de la loi El Khomri, le gouvernement Valls souhaitait que pour les groupes internationaux, les difficultés économiques soient appréciées à l'échelle nationale et non au niveau de l'ensemble du périmètre du groupe c'est-à-dire y compris à l'international. Mais, in fine, c'est ce dernier niveau qui a été gardé à la demande des syndicats. Va-t-on alors revenir au niveau national ? Dans ce cas, une entreprise pourrait réduire ses effectifs en France malgré de bons résultats dans ces autres implantations à l'internationale. Ou alors, autre interprétation encore possible qui rejoint le fait que le gouvernement veut privilégier le niveau de l'entreprise, la formule signifierait qu'un accord d'entreprise pourrait déterminer ses propres critères pour apprécier les difficultés économiques, les motifs fixés par la loi et la jurisprudence n'ayant plus qu'une fonction supplétive... Si c'était le cas "ce serait open bar pour le patronat", a déclaré Jean-Claude Mailly le secrétaire général de Force Ouvrière.

On le voit donc, le texte gouvernemental entretient - à dessein ? - un certain nombre d'ambiguïtés et utilise des formules et termes flous. Politiquement parlant, il n'est peut-être en effet pas nécessaire pour Emmanuel Macron de trop préciser les choses au risque d'effrayer à quelques jours des élections législatives. Dans ce contexte, les révélations de Libération tombent mal, même s'il s'agit officiellement que d'un simple document de travail.

Mais ce flou est également nécessaire pour ne pas braquer d'entrée de jeu des organisations syndicales appelées à la concertation durant l'été. Afficher clairement la couleur aurait stoppé le processus et, surtout, considérablement échaudé les esprits. D'où cette très grande prudence dans la rédaction du texte. Mais le gouvernement va être bientôt obligé de sortir du bois sur ses intentions réelles. Car, comme disait Martine Aubry, la maire PS de Lille: "Quand c'est flou, c'est qu'il y a un loup."