Soldes : les "déconsommateurs" contre-attaquent

Par Giulietta Gamberini  |   |  1530  mots
Début décembre, l'Institut français de la mode (IFM) prévoyait que la consommation de textile et d'habillement en France terminerait l'année 2018 en recul de 2,9% : l'un de ses pires résultats depuis 10 ans. (Crédits : Christian Hartmann)
Soldes, Noël, "Black Friday"... les initiatives visant à faire prendre conscience des conséquences environnementales de ces kermesses de la surconsommation se multiplient. Avec un succès croissant, dû aussi à la perception d'une baisse du pouvoir d'achat.

Il était 8 heures du matin, ce mercredi 9 janvier aux Galeries Lafayette (Paris), quand la secrétaire d'État à l'Économie, Agnès Pannier-Runacher, a lancé les premiers soldes de 2019. Un événement très attendu par les commerçants après huit semaines de mobilisation des "Gilets Jaunes", dont le mouvement a pesé sur l'activité des commerces tous les samedi depuis le 17 novembre, date de départ de "l'Acte I" de cette protestation protéiforme. Ce mercredi 9 janvier, des grappes de dizaines de consommateurs avides de bonnes affaires ont donc pu s'éparpiller dans les rayons du grand magasin, pour profiter de l'un des grands rendez-vous annuel consacré à la consommation : les soldes d'hiver.

D'une manière très rapprochée, cette kermesse succède à deux autres : Noël, ainsi que le "Black Friday", le dernier vendredi de novembre, journée de rabais issue de la culture  anglo-saxonne et, depuis quelques années, pratiquée aussi en France. Des moments importants pour les commerçants, puisqu'ils leur permettent de multiplier leurs chiffres de ventes, mais, d'autre part, de plus en plus décriés par les défenseurs de l'environnement. Ces derniers dénoncent les effets catastrophiques de ce type de consommation massive, souvent déconnectée des besoins réels, en termes d'épuisement des ressources comme de production de déchets.

3,5 tonnes de matières premières pour un téléviseur à écran plat

Selon une étude publiée en 2009 par l'Insee, le volume annuel de consommation par Français a en effet été multiplié par trois depuis 1960. L'élévation du niveau de vie, l'augmentation du temps libre, l'arrivée des produits low-cost et du commerce en ligne expliquent en partie cette tendance. Or, selon une étude publiée en septembre par l'Ademe sur le poids environnemental de 45 biens aujourd'hui plébiscités par les consommateurs, la production d'un seul téléviseur écran plat 55 pouces requiert quelque 3,5 tonnes de matières premières. Une simple robe en coton peut atteindre les 100 kg de matières, avec 43 kg d'émissions de CO2 associées à sa fabrication. 30% des articles réexpédiés par les clients déçus d'Amazon Allemagne finissent à la poubelle, a révélé une enquête réalisée en juin par la télévision publique allemande (ZDF) et le magazine économique WirtschaftWoche, la vérification de l'état du produit et le reconditionnement étant jugés trop coûteux.

Selon le Global Footprint Network, qui dans ses calculs tient compte également de la production de services (dont la consommation croît en France aux dépens des biens matériels), le "jour mondial du dépassement" tombe ainsi désormais le 1er août. Au rythme de consommation français, cette date, qui marque le moment ou l'humanité a consommé l'ensemble des ressources que la planète peut régénérer en un an, serait même anticipé au 5 mai. Et selon l'ONU, des 9 milliards de tonnes de plastique produites au monde depuis 1950, seulement 9% ont été recyclées : 12% ont été incinérées, alors que le reste est fini dans les décharges, les océans ou les canalisations.

Le succès des initiatives pour une consommation durable

Afin de promouvoir la prise de conscience de ces enjeux, les appels à la déconsommation se sont donc multipliés en France l'an dernier. Dès le début de l'année, l'association Zero Waste France a lancé le défi "Rien de neuf", demandant aux participants de s'engager à acheter le moins possible d'objets neufs et à privilégier des alternatives telles que la réparation, l'achat d'occasion, le don, la location, la mutualisation, etc. En novembre, le WWF France a lancé l'application "We Act for Good"(WAG), visant à accompagner les citoyens souhaitant changer de comportement en matière d'alimentation, production de déchets, mobilité et énergie. À l'arrivée de Noël, elle a même intégré des conseils particuliers en matière de décoration et de cadeaux, misant sur la créativité et le "fait maison".

Lors du Black Friday, le réseau d'entreprises de l'économie sociale et solidaire Envie a amplifié une initiative déjà lancée l'année précédente : le Green Friday, qui a réuni une centaine de marques et d'enseignes engagées à ne pas faire de réductions le dernier vendredi de novembre et à reverser 15% de leur chiffre d'affaire de la journée à une association promouvant la consommation durable. La toute nouvelle plateforme au service du développement durable Think2030, qui réunit une centaine d'experts et plaide pour une réduction de 80% des ressources consommées par chaque Européen, a profité de la même occasion pour adresser un appel aux femmes et hommes politiques, afin que la consommation durable devienne une priorité des élections du Parlement de l'Union européenne programmées pour 2019.

Bien qu'encore minoritaires, ces initiatives semblent rencontrer un succès croissant auprès des consommateurs. Sur Facebook, 17.113 personnes aiment la page Le Green Friday (marque déposée par Envie). WAG  a déjà été téléchargée 200.000 fois selon le WWF, qui compte également 700.000 souscriptions aux "passages à l'action" proposés par l'appli. 15.000 personnes ont adhéré au défi Rien de neuf, qui en 2019 veut passer à l'échelle, en réunissant 100.000 participants et en proposant un outil leur permettant de mesurer la quantité de matières premières qu'ils ont économisées. Plus de 9.000 personnes ont déjà adhéré.

Un déclin  "structurel" et "sociétal"

La tendance à une consommation plus responsable est d'ailleurs confirmée par les résultats du commerce. Au premier semestre 2018, les volumes de ventes de produits d'alimentation et d'entretien ont globalement baissé de 1,2 %, selon la société d'études Information Resources Incorporated (IRI) : le plus fort recul enregistré depuis la crise de 2008. Cette chute globale s'accompagne d'une hausse de la valeur du marché des produits de grande consommation de 0,7 %, en cachant ainsi un changement dans les choix d'achat favorisant la qualité, souligne l'IRI. Le bio, lui, affiche d'ailleurs depuis plusieurs années une croissance supérieure à 15%. Et selon l'Observatoire E. Leclerc des nouvelles consommations, même Noël n'a pas fait exception: 21% des personnes interrogées ont affirmé choisir des produits alimentaires respectueux de l'environnement et 41% des cadeaux éthiques.

Début décembre, l'Institut français de la mode (IFM) prévoyait pour sa part que la consommation de textile et d'habillement en France terminerait l'année 2018 en recul de 2,9% : l'un des pires résultats depuis 10 ans. Sur l'ensemble de la décennie, les achats ont baissé, en valeur comme en volume, de 10%. Et le scénario d'un rebond est "exclu", le déclin à l'œuvre depuis dix ans étant "structurel" et "sociétal", selon l'IFM, cité par Le Monde. Malgré la multiplication des promotions, les enseignes peinent en effet  à écouler leurs collections. En 2018, des 44% des Français qui selon l'IFM ont acheté moins de vêtements, 40 % assurent l'avoir fait pour "acheter mieux", par "souci éthique", militantisme "écologique" ou pour "désencombrer leurs stocks". 90 % des consommateurs disent par ailleurs souhaiter "plus de transparence" sur les prix des vêtements et leur mode de fabrication. Seulement le luxe et les chaînes à bas prix semblent échapper au danger. Ainsi que "la vente d'habillement de seconde main, aujourd'hui évaluée à 1 milliard d'euros", selon l'IFM.

Le "bobo parisien" plutôt dans l'hyper-consommation

Le phénomène cache néanmoins aussi des ambiguïtés. Le sentiment d'une baisse du pouvoir achat joue en effet aussi un rôle très important dans la déconsommation à l'oeuvre : la majorité des Français ayant acheté moins de vêtements en 2018 disent y avoir été obligés faute de budget. 34% des répondants à l'enquête de l'Observatoire E.Leclerc des nouvelles consommations ont dit ne pas avoir les moyens financiers de réaliser tous leurs souhaits pour Noël, alors que 46 % étaient prêts à remplacer des produits emblématiques des fêtes (champagnes, foie gras...) par des alternatives moins chères. Si de la moitié des Français qui, selon une étude Rakuten-OpinionWay de décembre, ont déjà revendu un cadeau de Noël ou envisagé de le faire cette année, 23% disent préférer le revendre plutôt que le jeter, 21% affirment aussi vouloir ainsi se permettre ce qui leur fait vraiment plaisir.

Au contraire, le célèbre "bobo parisien" (ou "jeune urbain créatif": spécialiste du marketing, architecte, designer, professionnel de la culture et des médias, etc.), qui pourtant pense intégrer plus que la moyenne la préoccupation environnementale dans ses comportements d'achat (75 % des personnes interrogées), et ne se reconnaît pas dans le modèle de consommation de masse (57,9 %), est "dans une forme d'hyperconsommation tournée vers l'être plutôt que l'avoir", selon une étude de l'Observatoire société et consommation (L'ObSoCo), publiée le 4 décembre 2018 et citée par Le Monde. Impliqué dans le "fait maison", il fréquente pourtant des fast-food plus que la moyenne des Français (58 % contre 40 %) et se rend moins que la moyenne dans de marchés paysans ou de producteurs. 65,2% de ces "bobos parisiens" aiment aussi faire les soldes.